Entre le diagnostic de SLA pour mon mari Léonard en 2010 et celui de cancer des os pour mon fils en 2024, quatorze années se sont donc écoulées. Lorsque nous sortons du cabinet de la neurologue en 2010, je ne connais même pas le mot aidante et je n’ai aucune conscience de l’être. Lorsque mon père tombe malade en 2020 ou que je sors du cabinet de la radiologue en 2024, pour Calixte, je mets immédiatement et en conscience cette nouvelle casquette d’aidante. Non pas que j’ai envie de la prendre, loin de là, mais cette réalité s’impose à moi. Quel changement dans ma tête, en écho à ces bouleversements sociétaux et ces balbutiements de prises de conscience sur la question des aidants.
« Je me sens coincé dans une situation que je n’ai pas choisie. J’ai du mal à me dire l’aidant de ma mère et de ma sœur bien que je passe beaucoup de temps à des démarches administratives et à assurer la logistique de quatre personnes. Je souhaite réussir à partir vivre à nouveau seul mais je n’ose pas les laisser, tout en ayant peur de ma mère ». Claude, 60 ans
« Cette appellation de “personne aidante” ne me semble pas toujours appropriée. À titre personnel, je ne me reconnais pas du tout dans ce vocable. L’aide fait référence à l’effort. Or quand je vois ma maman, aujourd’hui beaucoup plus fréquemment que par le passé, à cause de sa dépendance, je le fais sans aucun effort. Je me sens une personne aimante et pas du tout personne aidante. Je ressens une frontière entre aider et aimer qui justement correspond à l’effort. Je me sentirais une personne aidante si je devais produire un effort, sortir de ma zone de confort, comme par exemple accueillir ma mère chez moi au lieu de l’héberger dans un Ehpad. » Nicolas, 60 ans
Qu’est ce qui fait que je me suis reconnue en quelques secondes comme étant une aidante, dans le cas de mes parents ou de la maladie de mon fils ?
Que Claude ait du mal à sortir de cette situation d’une aidance non choisie ? Et enfin, que certains comme Nicolas refusent ou même s’indignent de cette appellation ?
Qui dit « aidant » dit d’abord « aidé ».
Se reconnaître aidante c’est d’abord reconnaître qu’il y a son aidé qui peut être dépendant ou tout simplement différent. Et donc de sortir d’un certain déni sur lui, puis sur soi. En entérinant une situation de facto : « j’aide mon proche tant d’heures par semaine, je suis un aidant », on s’ancre dans le réel et on reconnaît l’utilité de cette situation et par là même, la valeur de son action. Je m’interroge sur ma liberté, la tienne, celle de ces 8 à 11 millions d’aidants qui viennent en aide à un proche. Au nom de quoi le font-ils ? Pour 73 %, c’est une évidence au nom du lien affectif, pour 15 % un sens du devoir. Pour 12 % d’aidants, il n’y a pas eu d’adhésion de la volonté — la situation résulte de contraintes économiques ou familiales. Et l’État tend à se dédouaner sous prétexte que « être aidant, c’est naturel », misant sur la responsabilité familiale.
Comme pour 88 % des aidants, mes motivations sont liées aux valeurs (amour, solidarité, fraternité) et aux vertus (persévérance, courage, justice) que je porte. Mon histoire personnelle et mes liens à la personne aidée impactent ma relation d’aide.
1 Cf. site Opinion Way : https://www.opinion-way.com/fr/component/edocman/?task=document.viewdoc&id=1613&Itemid=0
Et toi, chère Fabuleuse, te souviens-tu de la première fois où on t’a appelée « aidante » ?
Il faisait un peu gris ce jour-là lorsque cette infirmière, entre deux rendez-vous, et trois cafés froids, t’a regardée avec un air compatissant et t’a dit : « Vous savez, vous aussi, vous êtes une aidante ». Et là, bing, tu lui as rétorqué du tac au tac : « Euh non pas vraiment ! »
Parce que ce mot sonne trop grand, trop officiel. Tu ne te reconnais pas forcément dans cette étiquette qu’on colle avec de bonnes intentions mais qui finit par gratter. Toi tu ne te sentais pas une héroïne du quotidien. Tu étais juste…toi.
« Je ne suis pas aidante, je suis juste sa mère. »
Ce qu’on fait par amour n’a pas forcément de nom. Oui tu aidais. Par évidence, pas comme un rôle ou une fonction. Tu aidais car quand on aime quelqu’un, on ne fait pas la liste de ce qu’on donne, enfin à priori. On le fait parce que c’est lui, parce que c’est elle. Et pourtant derrière ce mot se cache souvent une fatigue silencieuse. Quand on refuse le mot, on refuse aussi le droit d’être reconnu, accompagné, compris. On se protège en disant « ce n’est rien je fais juste ce qu’il faut. »
L’étiquette qui protège… et enferme.
Le mot aidant est paradoxal. Il éclaire, donne une place et peut réduire, figer. Dès que tu le portes tu deviens « celui qui aide », et parfois tu as l’impression de perdre un peu de toi.
Certains refusent l’étiquette pour garder la liberté de dire : « je suis sa femme avant d’être son aidante, je suis son frère, par son soignant, je suis son amie, pas son assistance de vie ». Ces mots, simples, sont des résistances tendres ils disent : la maladie n’aura pas tout défini. Et encore : « notre lien reste vivant ». Refuser l’étiquette, c’est aussi une façon de se dire : « je veux que notre relation reste ordinaire, vivante, pleine de vie, de rires, de souvenirs et de surprises ». C’est une manière de lutter contre la médicalisation du soin, de garder un peu d’air et un peu de « nous ».
Aider, ce n’est pas renoncer à aimer mais parfois c’est apprendre à se laisser aimer en se laissant aider aussi.
Et pourtant, reconnaître n’est pas renoncer.
Avec le temps, tu as compris que de dire « je suis aidante » n’efface pas « je suis ta mère ». Que ce n’est pas un mot qui enferme, mais ouvre : vers du soutien, de l’écoute, de la reconnaissance. C’est admettre qu’on fait beaucoup. Oser dire : « oui j’ai besoin de répit, de souffler, de douceur ». Et c’est une autre façon de prendre soin de soi, pour continuer à prendre soin de l’autre.
Alors, on peut être les deux : aidant et aimant, solide et fragile, épuisé et fier.
À toi qui lis ces lignes et n’aime pas ce mot d’aidante, je veux redire que tu n’as pas besoin d’une étiquette pour exister, pas besoin d’être un statut pour être important.
Mais souviens-toi que ce que tu fais compte. Même dans le silence, la fatigue, même sans badge ni mot pour le dire. Tu fais partie de ceux qui tiennent le monde debout, un geste d’amour à la fois. Tu n’es pas née aidante, tu l‘es devenue. Tu n’es pas libre des épreuves qui te sont arrivées, tu peux trouver une liberté dans la manière d’y répondre.
Alors si un jour tu entends ce mot d’aidant et qu’il te pèse, ajoutant un peu plus à ton fardeau, tu peux le laisser passer. Et peut-être un jour le porteras tu autrement : pas comme une étiquette, mais comme un ruban de reconnaissance autour du cœur.



