Sandra Bouira est mère de deux enfants : Kemil, 18 ans, atteint d’une maladie génétique rare et porteur de polyhandicap et une fille de 13 ans. Ancienne cadre en finance, elle a dû adapter sa vie professionnelle aux besoins de son fils. Aujourd’hui, elle est présidente de l’association Kemil et ses amis, fondatrice du réseau Prochaine Aire pour les aidants qui souhaitent devenir entrepreneurs et créatrice du média du même nom. Entre engagement associatif, entrepreneuriat et combat pour la reconnaissance des aidants, elle partage son parcours avec nous.
Sandra, peux-tu nous raconter comment tu as géré ton travail en tant que salariée ?
Avant ma rupture conventionnelle, j’étais cadre dans un cabinet d’audit et j’occupais un poste à responsabilité. La naissance de mon fils Kemil, atteint d’une maladie génétique rare, a bouleversé mon quotidien. Travailler tout en gérant ses soins et sa rééducation était un équilibre complexe à trouver. J’ai bénéficié d’un congé de présence parentale, me permettant d’avoir deux jours par semaine dédiés à son suivi, tout en assurant mes responsabilités professionnelles trois jours par semaine. C’était un compromis qui me semblait viable, mais j’ai vite réalisé que mes absences, bien que justifiées, devenaient un sujet sensible pour mes collègues et ma hiérarchie. J’ai continué à fournir des résultats, à obtenir des promotions, mais le climat devenait de plus en plus tendu. Certains voyaient mes absences comme un privilège, sans considérer la réalité de ma vie d’aidante et le fait qu’elles ne causaient pas de préjudices. C’était une autre organisation, tout simplement. Après la naissance de ma fille, la situation s’est encore compliquée. Ma hiérarchie ne comprenait pas mon besoin de concilier travail et vie familiale, et la pression devenait insoutenable. J’ai alors demandé une rupture conventionnelle en 2010.
Comment as-tu vécu cette transition et pourquoi avoir choisi l’entrepreneuriat ?
Quitter mon emploi a été un choix à la fois difficile et nécessaire. Je ne pouvais plus jongler entre ma vie professionnelle et les besoins de mon fils. Kemil nécessitait une présence constante, et il n’y avait pas de solution de prise en charge. J’ai tout assumé, avec l’aide bien sûr de mon mari mais aussi celle, précieuse, de ma mère. Progressivement, j’ai compris que j’étais une aidante, un mot que je ne m’appropriais pas au début. L’arrêt de ma carrière m’a questionnée sur mon identité : que répondre quand on me demandait ce que je faisais ? C’est en rencontrant d’autres parents dans la même situation que j’ai réalisé qu’on était nombreux à être isolés, appauvris économiquement et socialement.
De là est né ton engagement associatif ?
Oui, j’ai fondé l’association Kemil et ses amis, d’abord en étant salariée, avec pour but initial d’organiser des rencontres entre parents d’enfants en situation de handicap, des activités pour toute la famille, et de briser l’isolement. Mais très vite, j’ai vu qu’au-delà du handicap de nos enfants, il y avait un sujet encore plus vaste : celui des aidants et de leur place dans la société. En 2020, j’ai réalisé le documentaire Plan Bis pour mettre en lumière la diversité des aidants. Ce projet a été un tournant, il a confirmé mon envie d’agir à une échelle plus large.
En quoi l’entrepreneuriat t’a-t-il aidée à retrouver un équilibre entre vie pro et perso ?
J’étais habituée à travailler, à avoir des projets, des objectifs. L’idée de créer quelque chose par moi-même a commencé à germer. L’entrepreneuriat m’a permis de retrouver une forme de liberté et de contrôle sur mon emploi du temps. Je peux organiser mes journées en fonction des besoins de Kemil, tout en poursuivant mes ambitions professionnelles. J’ai appris à me structurer différemment, à mettre en place des stratégies pour ne pas m’épuiser.
Cela a aussi changé la dynamique au sein de mon couple. Hakim, mon mari travaillait à plein temps et avait aussi un poste à responsabilité en tant que manager, jusqu’à ce qu’il soit licencié en 2017. Ce fut un moment décisif pour nous : nous avons décidé de construire ensemble un projet qui nous permette de répartir différemment notre implication auprès de notre fils, de retrouver une équité dans la répartition des rôles pour qu’enfin, chacun puisse avoir sa place. Avec ses indemnités prud’homales, nous avons créé un tiers-lieu, Le Kawfice à Vaires-sur-Marne qui a été revendu depuis. Mais Hakim en a gardé le nom pour proposer un accompagnement aux entrepreneurs qui souhaitent ouvrir un coffee-shop. Aujourd’hui, nous avons recentré nos priorités : nous avons renforcé notre organisation pour retrouver du temps pour nous et pour notre famille.
Pourquoi as-tu créé Prochaine Aire ?
J’ai voulu aller plus loin en proposant des solutions concrètes. Prochaine Aire est le premier réseau dédié aux aidants entrepreneurs ou en devenir. Beaucoup d’aidants n’ont pas d’autre choix que de quitter le salariat, mais l’entrepreneuriat peut être une solution adaptée : il offre de la flexibilité et permet de rester actif professionnellement. Ce réseau est un espace d’entraide et d’accompagnement sur mesure. J’ai aussi lancé un média du même nom, car il manquait un regard authentique sur la diversité des aidants. L’information sur les proches aidants est souvent institutionnelle, alors qu’il faut une approche plus ancrée dans la réalité du terrain.
Qu’as-tu appris de ton expérience d’aidante et quelle influence cela a-t-il sur tes projets ?
J’ai appris que la résilience et l’adaptation sont essentielles. Être aidante, c’est être en perpétuel ajustement. En tant qu’aidante, j’ai acquis une expérience technique de gestion et d’organisation qui pouvait servir à d’autres. Cette expérience m’a aussi fait comprendre qu’il était primordial d’accompagner d’autres aidants à trouver des solutions viables pour eux-mêmes. Avec Prochaine Aire, je mets en avant des parcours d’aidants qui se lancent dans l’entrepreneuriat pour ne pas subir leur situation, mais en faire une force. Ce réseau permet d’échanger, de se soutenir, et surtout, de prouver qu’il est possible de conjuguer engagement familial et réalisation professionnelle.
Quels sont tes projets pour l’avenir ?
Mon objectif est de structurer encore plus Prochaine Aire et d’en faire un réseau incontournable pour les aidants entrepreneurs. J’aimerais également quitter la région parisienne pour un cadre de vie plus apaisant, qui nous permette, à mon mari et moi, de nous recentrer sur notre famille tout en poursuivant nos engagements.
Quel message souhaiterais-tu faire passer aux Fabuleuses Aidantes ?
Apprends à te connaître et à identifier ce qui te fait du bien. L’important, c’est de faire des choix qui respectent ton équilibre. Trouve une organisation qui soit à ton service, et non l’inverse. Pour moi, l’entrepreneuriat a été la solution idéale, car il me permet d’adapter mon organisation à ma réalité d’aidante. Mais ce n’est pas la seule voie. Trouve ce qui te convient, ce qui t’épanouit, et ose aller vers une organisation qui te respecte et qui respecte tes besoins. Il est possible de concilier engagement et ambition, à condition de poser ses propres règles du jeu.
