Au début, c’était un mot. Celui du diagnostic. Autisme. Cancer. Ou bien amputation. Ou encore une maladie neurodégénérative. Une liste aussi vaste que le champ des possibles.
Ensuite, ce fut une sensation. Celle d’être anesthésiée, prostrée. De te heurter au vide. De ressentir comme du vertige.
Tu es restée quelques temps à attendre que ça passe,
que tu sortes de ce cauchemar. Eh non, ça ne passait pas ! Rien ne serait plus comme avant. Après quelques temps d’hébétude dans lesquels tu as pu vivre comme une automate, tu retrouves un peu d’énergie pour agir.
Alicia est une working girl dynamique. Maman solo, elle a deux enfants de 17 et 15 ans. L’aînée est atteinte d’anorexie sévère ; ces trois dernières années, elle a passé bien plus de temps à l’hôpital que chez elle. Les sandwichs sans saveur et les odeurs aseptisées des couloirs sont devenus un quasi quotidien pour Alicia.
Pendant ces trois années, cette courageuse maman lionne a fait preuve d’une adaptabilité et d’une force incroyable. Elle s’est battue pour sa fille, pour la vie de sa fille. Son humeur a souvent fait le yoyo, posée sur le baromètre de sa fatigue, voguant au gré des bonnes et mauvaises nouvelles, des espoirs et des craintes.
Les semaines se succèdent et Alicia continue jour après jour à jongler avec travail, vie de famille avec sa deuxième fille de 15 ans et très souvent un passage à l’hôpital le soir et les week-ends, après les premiers temps de “séparation” imposés par l’hôpital. Chaque matin, Alicia, armée de sa pelle (voire de sa pelleteuse) et de son immense courage, repart à l’assaut de cette brèche appelée “anorexie” ou encore “vulnérabilité” qu’elle souhaite combler.
Enfin, au bout de trois ans, sa fille est guérie et stable, dans son corps et son psychisme. L’hôpital propose enfin un retour à la maison, attendu et espéré pendant si longtemps.
Mais curieusement, pour Alicia, c’est la douche froide.
Alicia s’est épuisée à vouloir reboucher ce trou béant que la maladie de sa fille avait aussi introduit en elle. Elle craint de ne pouvoir gérer. Au fond, cette guérison et ce retour à la maison, elle les redoute. Elle culpabilise, ce qui l’épuise un peu plus : c’est le cercle vicieux. Entre deux silences, elle confie être terrorisée à l’idée de devoir à nouveau tout changer et autant stressée qu’épuisée de devoir s’habituer à la présence de sa fille aînée à la maison. Paradoxe.
Alicia explique qu’elle voudrait être comme la Pénélope d’Ulysse qui décousait la nuit les fils qu’elle avait tissés le jour. À présent, on lui propose de laisser ce trou de la maladie, de la vulnérabilité, rebouché et cicatrisé par la guérison. De l’entourer d’une haie et de construire autre chose à côté. Mais elle ne veut rien changer à son organisation qui est devenue une seconde peau, qui tisse son identité.
Comme les parents d’Elodie, évoqués dans mon dernier texte, Alicia se verrouille face à l’idée du changement. Les ruptures de vie, brutales par définition (maladie, handicap, deuil mais aussi guérison et bien sûr séparation, divorce, déménagement et plus largement toute perte), imposent des changements dans nos habitudes, nos routines, notre schéma du bonheur, aussi.
Ces circonstances appellent des évolutions internes comme externes. Mais une partie de notre cerveau assimile le changement avec l’inconnu et le danger. Alors, elle freine pour nous épargner le désagrément né du chamboulement de ces routines.
Chère Fabuleuse, je te propose d’explorer un peu plus ces mécanismes de résistance à la guérison ou au changement.
Ces forces en présence qui sont en chacun de nous.
Certaines personnes disent ne pas vouloir changer ou se remettre en question, ce qui a le mérite d’être clair. D’autres disent vouloir changer sans y parvenir. Il y a donc une lumière à apporter pour ceux qui se trouveraient dans ce cas.
Afin de lever les freins, les peurs, les blocages, il importe donc de comprendre pourquoi Alicia reste dans ces situations alors même que tout (y compris un entourage bienveillant et non jugeant, ce qui n’est pas toujours le cas.) invite au changement. Qu’est-ce que ce personnage de cette histoire fictive mais inspirée de faits réels gagne/perd à ne pas changer ?
Pour Alicia, regardons quels seraient les bénéfices à « refuser » la guérison de sa fille
- Cela lui permettrait-il de continuer à se sentir exister en étant encore focalisée sur la maladie ?
- D’avoir une identité : celle de la maman lionne qui se bat courageusement et d’avoir un but : la guérison ?
- De garder plusieurs casquettes (aide soignante, cuisinière, coach, psy, clown, chauffeur et livreur) en plus de celle de maman, de maman solo, de working girl ?
- Cela lui éviterait-il de se sentir inutile ? De devoir s’adapter à la présence de sa fille chez elle ?
- Cela lui permettrait-il de se dire qu’elle assure « un max » ? De continuer à être entourée, encouragée, un peu plainte aussi ? De devoir garder (du moins en partie) sa peur – familière – de la mort et de l’avenir ?
- Cela l’obligerait-il de vivre une vie à elle, une vie davantage pour elle, de se lier avec d’autres, de s’investir autrement et même d’être plus disponible pour rencontrer un autre « amoureux » ?
- Cela l’obligerait-il à faire confiance en la vie ? en la médecine ? Cela lui permettrait-il de continuer à se sentir légitime de pleurer ? de se plaindre ?
Derrière tout changement, il y a des gains et des pertes.
L’enjeu de consentir à ces pertes reste capital pour entrer dans une dynamique de changement et sortir du sur place.
Alicia a pu mettre des mots sur ce qui l’effrayait le plus. À force de travailler sur elle, elle a compris qu’en réalité, elle se bridait et bridait la guérison par peur de s’adapter à quelque chose de nouveau, autant que par peur de la mort.
Elle a compris qu’elle continuait à voir la situation comme elle était trois ans plus tôt et qu’elle craignait de revivre ces instants-là. Alicia a intégré que son cerveau occultait l’information de la guérison pour ne retenir que celle des crises d’angoisse. Elle a compris que la peur de la mort — alors même que le spectre de celle-ci s’éloignait de sa vie — l’empêchait de vivre et risquait de les mettre sous cloche, sa fille et elle.
Des séances d’EMDR ont été bénéfiques. Elle a appris à se remettre aux manettes de son cerveau, à voir que trois années s’étaient écoulées et qu’elles avaient permis la guérison. Elle a compris qu’elle pouvait croire en la guérison de sa fille. Se faire confiance dans sa capacité, déjà éprouvée, à gérer le quotidien et à aller chercher des ressources, tout en se focalisant sur cet ici et maintenant.
L’exemple d’Alicia, que peut-il nous enseigner ?
1/ Au lieu de s’épuiser à reboucher les trous de nos vulnérabilités, de celle de nos proches, Alicia a fini par accepter les béances de sa vie, pour leur permettre de cicatriser, en mettant une clôture autour de ces brèches.
2/ Elle peut reconstruire autre chose, à côté, dans la conscience et l’acceptation que la vulnérabilité laisse passer la lumière.
Alors chère Fabuleuse, tu pourras chanter avec Léonard Cohen
« There is a crack in everything.
That’s how the light gets in. »
En français :
« Il y a une faille en chaque chose.
C’est par là que jaillit la lumière. »
Et en musique, c’est ici :