La phrase « Si je ne peux plus marcher, je courrai » de Léonard, qui a donné ce titre à mon premier livre1, c’était d’abord une blague ! Celle que Léonard, depuis son fauteuil roulant, faisait à nos enfants. Derrière la blague, c’était surtout une invitation à courir ce risque du bonheur et de l’espérance. Pas une invitation à la fuite ou à une course éperdue après le temps qui passe.
Car comme le dit le poète Machado, « le chemin se fait en marchant ». Et c’est tellement vrai pour l’aidante ! On le dit souvent ici, chez les Fabuleuses :
L’aidance ressemble à un marathon.
L’épreuve l’a parachutée d’un coup en haute montagne et pour une longue randonnée, parfois interminable. Au début, la Fabuleuse aidante s’est souvent perdue dans ces sentiers qu’elle arpente. Il faut remuer les fougères et herbes hautes, arpenter, tatonner, chercher, guetter les empreintes et deviner les traces. Elle revient sur ses pas, fait des détours, escalade un rocher, traverse un marigot, marche sur des longs et vieux troncs d’arbres déracinés.
Elle ne sait pas où elle est ni où elle va.
Sans cap, difficile de trouver un itinéraire. Sa carte ressemble à celle des parachutistes de La Grande Vadrouille. Et une petite voix murmure à son oreille : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point ! » Pour ce qui est de la préparation, c’est simple, elle n’a pas eu le temps de planifier grand chose. A peine a-t-elle pu enfiler des vieilles chaussures de marche, mettre 2 gourdes et 1 sac de couchage dans un sac à dos qui traînait dans sa cave et la voilà sur la route pour la randonnée de sa vie.
Alors, sous un soleil de plomb, elle se met à marcher, un peu à l’aveuglette, un pas après l’autre. Il fait tellement chaud que les températures sahariennes en deviendraient attrayantes. Les cailloux brûlent sous ses pieds, parfois s’insinuent dans ses chaussures. Comme elle ne veut pas s’asseoir de peur de perdre du temps et de ne pas réussir à repartir, elle les enlève comme elle peut, debout, en se tortillant et dansant sur un pied. Elle a tant à faire, à penser, il lui faut arriver avant la nuit au prochain refuge.
Elle réduit son temps de sommeil et elle marche.
Le matin du parachutage, elle avait choisi un joli chemisier… Cela fait bien longtemps qu’il ne ressemble plus à rien : tout troué à cause du frottement du sac, il a presque changé de couleur. Ni maquillée ni coiffée, habillée au plus pratique, elle marche.
Son sac pèse une tonne. Les lanières lui scient les épaules. Il est tellement lourd que quand elle tombe, elle parvient à se relever à grand peine. À croire qu’un farceur y a glissé des pierres. Comme si chacune d’entre elles représentaient ce à quoi elle pense et vit en permanence. Son enfant malade, son couple qui ne va pas vraiment mal mais pas vraiment bien non plus, sa fille mutique, son boulot, son appartement mal rangé, l’administratif qui déborde, ses amis pas toujours présents comme elle le voudrait, ses parents vieillissants …
Cette charge mentale est épuisante.
Beaucoup trop à porter, et pourtant, elle marche encore sur cette route infinie. Encore un pas, et puis un autre. Elle regarde ses pieds, en courbant la tête, ployant sous le poids du fardeau. Parfois, tout se mélange : les douleurs qui étaient au début musculaires se répandent partout dans son corps. Avant, elle arrivait à aborder de manière intelligente les différentes sphères de sa vie. Maintenant, c’est un véritable fourre-tout, à l’image de son sac, de sa souffrance. Vie professionnelle, vie familiale ou vie sociale… de toute façon, tout lui semble sens dessus-dessous. La fatigue et l’épuisement n’aident pas.
Enfin elle parvient à un refuge, elle y fait une pause désaltérante, échange avec d’autres marcheurs. Enlève alors encore quelques cailloux glissés dans ses chaussures, masse ses pieds endoloris, met un pansement sur une ampoule. Et là, elle lève la tête et aperçoit le ciel bleu, les nuages sont en dessous. Elle regarde le paysage et un panneau indicateur. Elle a déjà grimpé 953 mètres de dénivelé et parcouru 18 kilomètres. Cette nuit, enfin, sera réparatrice.
À l’aube, elle repart jusqu’à la prochaine étape. La route est encore bien longue, mais l’aidante est mieux rodée. L’ampoule qui faisait si mal est désormais bien maintenue dans son pansement. Sa chaussette ne frotte et ne pique plus. Ses pieds s’adaptent à ses vieilles chaussures de marche, qui deviennent presque confortables. Elle a mieux réglé et calé son sac, qui lui semble allégé depuis le refuge. Il fait partie d’elle, elle commence à l’accepter. Alors elle allonge le pas, elle trace, apprivoisant le chemin et trouvant beaucoup plus rapidement les marques rouges du GR. La carte imprécise qu’elle gardait à la main, au départ, pour se rassurer malgré son imprécision, est reléguée sur le côté de son sac.
Elle trouve son rythme, son balancement et marche plus facilement.
Elle parvient maintenant à reprendre son souffle et à parler même en marchant, pour verbaliser, communiquer ou demander tout simplement l’aide dont elle a besoin.
Chaque pas la rapproche de l’arrivée : non pas la fin de l’aidance mais l’acceptation de l’aidance. Chaque foulée façonne une nouvelle femme. Chaque étape la fait avancer vers le sommet… Elle a relevé la tête pour contempler cette vue imprenable : autocompassion, gratitude pour les pépites et les paillettes de sa vie : entraide, renforcement des relations, amour, espérance.
Elle n’a pas choisi ce chemin, et il ne la définit pas.
Mais il la fait grandir et lui apprend que non seulement le sommet mais la route également, malgré ses cailloux et son côté escarpé, peut être belle aussi. Alors elle chante avec les Frangines.
Ce chemin, c’est son chemin, c’est aussi mon chemin. Et c’est peut être aussi le tien.
1. Editions Mame, 2016.
* J’ai écrit ce texte avec ma fille aînée, Mayalène, étudiante en Master de psychologie.