Elodie est aidante de ses parents. Elle a un compagnon à qui les médecins viennent de diagnostiquer une maladie, un fils étudiant, une fille lycéenne, deux chats casse-pieds, et un boulot dans une grosse entreprise. En plus de sa situation d’aidance de ses parents, elle gère tout à la maison : la logistique, les courses et les repas, le ménage, l’humeur morose du compagnon, les ados qui parfois rechignent à étudier et les maladresses de sa copine Alice.
Dans son travail sur elle-même, elle a compris qu’elle s’infligeait une nouvelle souffrance qui s’ajoutait au fait d’être aidante.
En effet, Elodie a longtemps cru que pour “faire face” à cette situation dont elle se croyait — à tort — responsable, il lui fallait se punir et se priver de quelque chose. Dans son appartement elle a enlevé les décorations. Exit les tableaux, les touches de couleur, les plantes vertes. Elle croyait qu’il lui fallait enlever les plaisirs de la vie, les petites et les grandes joies de la vie pour ne pas oublier la gravité de la vie. Elle se disait : « Je dois me synchroniser sur la situation qui est triste ».
Alors elle s’est coupée de sa joie.
De son élan de vie. Et elle s’est étiolée, comme les plantes vertes remisées au placard, sans eau ni lumière. Avec un peu d’aide pour prendre du recul, Elodie retrouve un chemin de bonheur en décidant de se donner des permissions, de vivre ce qui est à vivre, de conjuguer la souffrance avec la joie. Elle se lâche à nouveau dans les petits plaisirs du quotidien, retourne chez le coiffeur, au cinéma, prend un café en terrasse. Elle assume de partir seule quelques jours visiter des amis, dénicher un coin de paradis et le photographier. Elle sourit et déclare :
« Je comprends que je n’ai pas besoin de raboter ma joie. J’ai décidé de ne plus raboter ma joie ».
Marina est aidante également. De son fils adolescent autiste et épileptique. Une partie de sa vie est rythmée par les crises, qu’elle a appris à connaître et anticiper. Son mari est parti peu après le diagnostic. Depuis lors, elle gère, seule. Elle travaille dur. Très dur.
Elle fait des sacrifices. Continuellement.
Elle déclare : « Je ne m’autorise pas à être heureuse si je n’ai pas souffert au préalable. » Elle croit qu’il faut souffrir pour mériter quelque chose. Qu’il faut correspondre à une image supposée et rentrer dans des cases. Elle sourit timidement, mais confie que derrière son sourire, son âme est ravagée. Petite, Marina entendait régulièrement son père lui dire : « On n’est pas là pour rigoler ». Avec l’épreuve et la souffrance, cette croyance est remontée et Marina a voulu s’endurcir pour faire face et s’est coupée de sa force de vie. Elle pensait que pour moins souffrir, il lui fallait vivre le moins possible, mettre ses aspirations et ses joies entre parenthèses. Elle fredonnait souvent ces paroles de Cabrel :
« Elle disait que vivre était cruel
Elle ne croyait plus au soleil
Ni aux silences des églises
Même mes sourires lui faisaient peur
C’était l’hiver dans le fond de son cœur. »
La vie d’aidante est dure.
On se prend des coups : des coups physiques, si notre proche malade tente de nous taper avec ses pieds ou ses poings, comme on l’a vu dans mon dernier texte. Et puis des coups au moral. On a des bleus à l’âme. L’épreuve prend parfois tellement, notre force, notre énergie, une part de notre élan de vie. Parfois le fardeau est si lourd qu’il nous écrase.
Comment retrouver la joie et le chemin du bonheur ?
Lorsque mon mari Léonard était atteint de cette foutue SLA qui lui fut fatale le 27 novembre 2013, j’avais un temps ressenti une colère forte contre la maladie, contre des proches, contre je ne savais pas qui. J’avais eu peur que cette colère ne prenne le pas sur ma joie, sur mon amour pour le malade. Et puis j’avais fini par comprendre que j’avais du pouvoir sur ma colère comme sur ma joie.
La vie était devenue rude mais restait belle et je la voulais vivre intensément. La fin de vie de Léonard a été dure, très dure, mais elle n’a pas été que dure et la joie fut présente. Coexistant avec la souffrance. Ce ressenti demeure malgré tout aujourd’hui. La souffrance, mystérieusement, se conjugue avec une présence bien réelle de la joie. Malade, Léonard avait déclaré : « Si je ne peux plus marcher, eh bien je courrai ! »* J’avais alors compris que je pouvais écrire une suite de l’histoire, heureuse, avec ma liberté, même si la santé de Léonard était si malmenée, puis sa vie ici-bas stoppée en plein élan.
(*Cette phrase a donné son titre à mon premier livre : Si je ne peux plus marcher, je courrai, Mame, 2016.)
Nous pouvons courir le risque du bonheur, de l’espérance.
C’est vrai pour toi aussi, chère Fabuleuse. Nous sommes invités à oser la joie malgré tout. Une invitation et non pas une injonction.
Parfois nous sommes tellement coupées de la joie, dans notre tête, qu’il nous faut revenir à notre corps, passer par lui pour sentir la vie et la joie en nous. Nous sommes de chair et d’os : mon corps qui respire, qui éprouve des sensations. La vie peut reprendre par des petits riens du quotidien, des petits plaisirs, des paillettes de joies : la caresse du vent sur son visage, l’odeur du mimosa en fleurs, une tasse de café, l’odeur du feu dans la cheminée, un bon plat maison, le rire d’un enfant, marcher pieds nus…
La joie se conjugue malgré l’épreuve, avec le fait de goûter des choses simples du quotidien. De la légèreté, parfois même de l’humour un peu noir. Et parfois de grandes joies et victoires. Renouer avec un ami, discuter avec quelqu’un en profondeur. Dans cette odyssée de ton “deuil blanc”, c’est à dire du deuil de la santé et du schéma d’un bonheur, tu feras peut être de longues escales aux ports tristesse, peur, culpabilité ou colère, comme le dit ma fille Mayalène*, et tu pourras aussi t’arrêter aux “ports joie” pour réparer, soigner, guérir et repartir avec des voiles mieux gonflées. Ils existent, autant que les autres.
(*tu en trouveras le récit dans la postface, écrite par mes enfants, de mon livre Le deuil, une odyssée, Mame, 2023)
Quelles sont tes joies, chère Fabuleuse ?
Tes petites, tes moyennes, tes grande joies ? Veux-tu renouer avec l’esprit d’enfance, avec ton enfant intérieur qui se réjouit d’un petit rien ? Avec cette grâce de l’émerveillement dont parle si bien Blanche Streb dans son livre Grâce à l’émerveillement, éditions Salvator. Comment les vis-tu, jour après jour, ces mille et une joies du quotidien ? Comment les conjugues-tu à ton présent d’aidante ?
Chère Fabuleuse, je te donne cette information précieuse : la perspective seule d’une joie suffit à faire monter la dopamine en nous, cette hormone du plaisir et de la joie, qui invite à l’action. Parfois, il nous faut juste un peu d’imagination. Et toujours, il nous faut aussi décroiser les bras, éventuellement les lever, afficher un sourire sur son visage pour que la joie fasse son balbutiement. Tu peux aussi la chanter avec Charles Trenet :
Comme toi, je me méfie et m’agace des injonctions au bonheur et à la joie. Je les trouve insupportables. Permets-moi seulement de te partager des petits outils qui fonctionnent.
Je te souhaite que les escales aux “ports joie” se fassent de plus en plus fréquentes, à côté des ports plus douloureux. Je te souhaite de pouvoir reprendre la barre de ta vie, et devenir le “capitaine de ton âme”, une âme qui connaît des bleus, certes, mais aussi de beaux dégradés de roses. À moins que ce ne soit des camaïeux jaunes ou orangés.
Je te laisse avec cette question :