La douce fraîcheur de ce matin de mars rosit mes joues, tandis que la main potelée de ma fille se blottit dans la mienne. Elle sautille au rythme de mes pas.
Il y a de nombreuses années, comme elle, je serrais la main d’une femme que j’adorais. La fatigue du grand âge inverse aujourd’hui les rôles. Je voudrais lui tenir la sienne afin de l’aider à faire encore quelques pas. J’ai la gorge serrée.
Mes pensées se rembobinent, et c’est au cœur de ce chagrin matinal que chacun de mes âges me rend visite.
Me voici petite fille sautant sur le trottoir à ses côtés, puis adolescente lovée sur un transat, rêvant mon avenir auprès de celle qui me donnait envie de grandir. C’est en mariée que je me vois avancer dans son jardin fleuri, célébrant la première page de mon histoire d’amour. Jeune mère, je sonne légère à sa porte le midi, lors de mes escapades sans enfant.
Ma Grand-mère.
Accepter que la fin de vie puisse advenir chez ceux que nous aimons est une expérience douloureuse qui brise nos désirs d’immortalité. Au regard de son corps si frêle, je sens mon enfance si loin. Faut-il se résigner à grandir ? J’ai 7 ans, 16 ans, 20 ans, 30 ans, et chacune de ces figures, éveillée à l’aune de cette prise de conscience, murmure à mon oreille le doux surnom qu’elle me donnait et qu’elle me donne encore : « Ma bichette ».
« Ma bichette » ou la reconnaissance explicite et inconditionnelle, par ces mots, de son affection.
Un instant, je goûte au privilège de lui appartenir. D’être un peu dans son histoire, elle qui me regarde encore faiblement grandir et qui connaît chacun des petits pas que j’ai pu poser sur mon trajet de vie.
Demain …
- Boirons-nous encore ce thé chaud à la bergamote, versé dans ces tasses en porcelaine vieillies, agrémenté de gaufrettes ?
- Saura-t-elle me demander les nouvelles des uns et des autres, avec cette vivacité tenace que même le temps n’a su ternir ?
- Pourra-t-elle encore saluer les progrès de mes enfants avec bienveillance ?
- Sera-t-elle une fois de plus contagieuse dans sa façon d’embrasser la vie avec confiance et humour ?
- Pourra-t-elle me transmettre cette joie de vivre qui ne l’a jamais lâchée ?
Transmettre.
Peut-être est-ce le mot qui me relie à ma grand-mère. Une transmission heureuse, riche et nourrissante, dans laquelle j’ai su puiser des atouts de croissance. Une femme qui me donnait envie d’être femme alors que je n’étais qu’une enfant.
Une femme d’exception dans l’ordinaire de sa vie marquée par la guerre, la privation, mais aussi par la gaieté, la musique et l’émancipation.
Une femme de pardon. Une femme qu’on ne se lasse pas de regarder vivre, alors que ses jambes peinent à la porter aujourd’hui. Oui, les histoires de filiation heureuses existent. Je récolte ce que je reçois de cette relation de grand-mère à petite-fille autant de symboles de vie qui me nourrissent et que je pourrais semer ensuite.
La fragilité de son grand âge force à une première appréhension du temps qui passe et qui ne reviendra pas. Je cherche une Madeleine de Proust dans la douceur de sa main.
Sa vulnérabilité agit en moi comme un électrochoc :
je me heurte au mystère de la vie qui s’abandonne alors que mon corps a si souvent été travaillé par celui de l’accueil. Le début et la fin. Un cycle de vie où nous ne maîtrisons pas les dates.
Pas de date.
Seulement le présent de nos rencontres, tissant encore le fil de nos histoires, continuant le maillage de ce qui nous attache librement, chacune de notre côté : sa vie, la mienne, avec ce que nous voudrions recevoir de demain : peut-être encore un thé à partager.