Orthophoniste de métier, Anne-Sophie de Rancourt est la créatrice de SousTaBlouse !, une plateforme consacrée au bien-être des soignantes. Pour elle, « l’expérience singulière du soin nous met en lien avec la partie la plus précieuse de nous-mêmes : notre cœur ».
Bonjour Anne-Sophie, peux-tu te présenter ?
J’ai 39 ans et je suis orthophoniste. Je suis également maman de quatre enfants de 6 à 13 ans. Je suis aussi formée à la communication non violente et au repérage et à la prise en charge des soignants en souffrance.
Tu es également la créatrice de « SousTaBlouse ! », un portail destiné aux femmes soignantes. Peux-tu m’en expliquer l’objectif ?
En créant ce site, j’ai voulu proposer des ressources pour les soignantes de façon à ce qu’elles puissent aller piocher ce qui a du sens pour elles. L’idée était aussi de créer une plateforme qui regroupe et rassemble toutes les soignantes du médical et du paramédical, des orthophonistes aux infirmières. Les soignantes se regroupent souvent par métier. Or, mon expérience, c’est que je constate que l’enrichissement naît d’un échange mutuel avec d’autres professionnelles qui possèdent ce terreau commun du « prendre soin ». Je voulais donc permettre des transferts d’expériences et d’expertises entre femmes professionnelles de la santé. La plateforme a donc pour but de rassembler des ressources et des personnes. Il y a aussi un aspect collaboratif. Dans le contexte actuel, où les soignantes sont malmenées, je me suis rendue compte qu’il fallait créer un cercle vertueux. Pour pouvoir prendre soin de nos patients, il faut d’abord s’occuper de nous ! Or, qui mieux qu’une soignante peut comprendre ce que traverse une autre soignante ?
Quelles sont les similitudes entre soignantes et aidantes ?
Le point commun, c’est que l’on prend soin de la personne d’une manière particulière. Que l’on soit soignante ou aidante, nous sommes en contact intime et intense avec la partie la plus vulnérable de la personne qui est en face de nous, qu’il soit un patient ou notre proche. En revanche, je constate que quand mon enfant est malade, je ne prends pas soin de lui de la même manière. La nature de la relation n’est pas la même. Je ne me trouve pas à la même place que lorsque je soigne un patient. Notamment parce que je ne suis pas investie de la même façon sur le plan émotionnel. Je pense donc que les femmes aidantes n’ont pas forcément la reconnaissance qu’ont les soignantes. Contrairement aux soignantes, les aidantes ne sont pas reconnues et payées pour vivre cette relation particulière.
Je dirais aussi que la double-peine des accompagnantes, c’est qu’elles sont assignées à résidence. Cela dépend de leur situation bien sûr. Mais ce sont parfois des femmes qui restent dans le huis clos de la maison et pour lesquelles l’isolement et la solitude majorent la difficulté.
Sur ta plateforme, tu proposes de nombreuses ressources pour aider les soignantes à prendre soin d’elles. Quelles sont les propositions que tu recommanderais aux Fabuleuses aidantes ?
Mon premier défi c’est d’inviter les femmes à sortir d’une vision du soin qui consiste à se positionner comme « sauveur ». La première chose à faire c’est d’oser un petit pas de côté pour se permettre de se regarder et d’envisager le soin différemment. De sortir de la position de sauveur qui suppose que l’on FASSE quelque chose, que l’on répare, que l’on rectifie. Car prendre soin, c’est d’abord mettre mon attention sur… et cela change la donne ! Prendre soin de soi, c’est-à-dire mettre son attention sur soi alors que tout nous renvoie sur l’extérieur (le handicap de notre enfant par exemple), est donc un vrai challenge.
Je crois aussi en la nécessité de ralentir. Les femmes aidantes sont beaucoup dans l’activisme. Il y a quelque chose de l’ordre l’urgence, je l’imagine du moins. Il faut qu’elles se permettent d’être vulnérables pendant quelques instants, qu’elles demandent de l’aide, ou du moins qu’elles créent de l’espace pour entendre l’aide qu’on leur propose. Ce n’est pas parce que j’ai besoin de soutien que je ne suis pas capable. C’est au contraire parce que je vais accepter de l’aide que je vais pouvoir devenir plus humaine.
Ton site s’adresse aux femmes. Pourquoi ce choix ? Les femmes ont-elles plus de risques de s’épuiser dans la relation d’aide ?
Le premier constat que je fais quand je suis fatiguée, par exemple, c’est que je cherche une raison valable que mon juge intérieur va valider. Je caricature mais il me semble qu’un homme est beaucoup plus en lien avec ses besoins physiologiques ou psychologiques. Mon homme a faim, il mange. Il est fatigué, il dort. Moi, en tant que femme – et c’est sans doute une croyance – j’ai l’impression que ma vie est naturellement tournée vers l’autre. Quand je me persuade que je suis la seule ressource pour l’autre, je deviens évidemment le seul endroit dans lequel on vient puiser. Car, de fait, je crois que les femmes ont une singularité qui fait que leur corps est tourné vers l’accueil de l’autre via la maternité. Alors sans doute, il y a un risque d’épuisement qui est peut-être plus fort. Ce qui ne veut pas dire que les hommes ne peuvent pas s’épuiser et sont de gros égoïstes !
Si mon site s’adresse aux femmes, ce n’est pas car les hommes ne peuvent pas s’épuiser mais plutôt car je crois qu’il y a quelque chose qui se vit entre femmes qui ne se partage pas quand un homme est là. En témoignent les dîners entre filles ! Et puis, on parle bien de ce que l’on connaît !
Beaucoup de femmes qui se retrouvent aidantes du jour au lendemain sont démunies par rapport à leur nouveau quotidien. La relation d’aide peut-elle être perçue positivement ?
A posteriori, je crois pouvoir dire que prendre soin de quelqu’un peut être une chance même si le mot est fort. En tous cas, cette expérience du soin nous met en lien avec la partie la plus précieuse de nous-mêmes qui est notre cœur. Cela nous fait vivre des expériences singulières.
J’ai perdu ma maman en 2020 et je l’ai accompagnée jusqu’au bout. Il y a eu beaucoup de larmes, des ascenseurs émotionnels, de la douleur… Et en même temps, cette expérience très dure est venue colorer la professionnelle que je suis : je ne suis plus la même soignante aujourd’hui. Je n’aborde pas mes patients de la même manière. Il y a une vraie porosité entre la femme et la soignante !
Face à la douleur, si on consent à vivre ce qui de toute façon se vivra, avec ou sans nous, il y a une alliance qui se fait et qui nous rétablit dans notre humanité. Je crois que quand tu es au cœur de la vulnérabilité, il y a quelque chose d’un lien d’une authenticité rare qui se vit et qui te fait sentir pleinement humaine. Pleine de désespoir mais pleinement humaine. C’est parce que l’on ressent que nous sommes humains !
Anne-Dauphine Julliand dit d’ailleurs dans l’un de ses livres : « soit la souffrance m’isole du reste du monde, soit elle est une occasion de me mettre en lien avec les autres ». La souffrance et l’inconfort sont donc des occasions de nous rendre plus humains !