Parents vieillissants

Une conversation sur la vieillesse

Anna Latron 18 janvier 2021
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Il y a plusieurs années, j’ai eu la chance de rencontrer Marie de Hennezel. Une grande dame connue pour sa réflexion riche sur la vieillesse, qu’elle a développée depuis une vingtaine d’années au fil de nombreux ouvrages, dont La mort intime (1995) et Nous voulons tous mourir dans la dignité (2013). Psychologue et écrivaine, elle a participé activement à la mise en place des soins palliatifs en France et fut le rapporteur de l’étude sur la fin de vie qui inspira la loi Léonetti de 2005. Il y a tout juste quelques mois, au terme du premier confinement, elle évoquait, dans L’Adieu interdit (Plon), un épisode particulièrement douloureux de la pandémie du Covid :

L’interdiction d’accompagner un proche dans la mort.

Marie de Hennezel y décrit les dilemmes éthiques et les conséquences d’absence de rituels d’accompagnement et de rites funéraires, si importants dans le processus de deuil.

« Le vrai scandale, la vraie barbarie, n’a pas été de priver nos âgés d’une réanimation qu’ils n’auraient pas pu supporter, et qui ne les aurait pas sauvés. Le vrai scandale a été de les laisser mourir sans accompagnement, sans la présence d’un être aimé, sans le secours d’une aide spirituelle pour ceux qui la réclamaient. »

L’Adieu interdit

Au moment de la sortie de son livre, je suis tombée par hasard sur une interview d’elle à la radio. Le ton de sa voix m’a tout de suite permis de me remémorer notre rencontre, un jour d’été, sur une île de l’Atlantique. Nous nous étions retrouvées à la terrasse d’un café qui surplombait le port. À peine avions-nous commencé à discuter que je me sentais déjà à l’aise : le sourire de cette femme avait fait fondre mon appréhension de journaliste débutante comme neige au soleil.

Au fil de nos échanges, nous avions abordé la façon dont la société considère la vieillesse, ou plutôt la façon dont elle la redoute, aujourd’hui plus que jamais.

« La vieillesse fait certainement plus peur aujourd’hui, parce que, à l’époque de nos grands-mères par exemple, elle était simplement un temps de la vie qui ne durait pas très longtemps. Il y a quarante ans, Simone de Beauvoir disait que lorsque l’on atteignait 60 ans, on était des vieillards. Aujourd’hui, quand on atteint 60 ans, on a peut-être encore quarante ans à vivre ! Cette longévité fait peur, car on se demande comment on va la vivre. On a peur de ce qu’on appelle la « mauvaise vieillesse », c’est-à-dire la peur d’être un poids pour la société, d’être seul, la peur d’être abandonné, d’être dépendant, la peur de la maladie et notamment Alzheimer. »

Alzheimer : le mot était lâché.

Je me souviens qu’à cette époque, j’étais concernée de près car mon grand-père était atteint de cette maladie neurodégénérative. Je comprenais donc bien la crainte de la vieillesse, répandue chez mes contemporains. Mais plus profondément, je voulais comprendre pourquoi nous tenions tant à rester jeunes. Marie de Hennezel — qui approchait alors de ses 70 ans — m’avait répondu la chose suivante :

« La peur de vieillir est naturelle, car ce n’est pas drôle. Sur le plan physique, par exemple. Les femmes constatent progressivement qu’elles attirent moins les regards. Elles ont quelque chose à négocier avec leur image d’elles-mêmes, et ce n’est pas facile : dans le fait de vieillir, il y a un vrai remaniement narcissique à opérer. Mais c’est seulement un passage : les femmes de 70 ans ont passé ce cap, elles s’acceptent comme elles sont. Le développement de la vie intérieure, la joie d’être en relation, leur donnent un rayonnement nouveau. Bien souvent, les femmes qui ont été attirantes ont peur de vieillir. Il faut simplement qu’elles passent un cap pour se rendre compte qu’elles peuvent l’être autrement, si elles se placent sur un autre registre, en acceptant l’usure du temps, qui affecte principalement l’homme extérieur. »

Selon elle, cette peur — qui est commune à tous — doit d’abord être nommée, pour pouvoir être dépassée.

« Dans les groupes que j’anime sur le bien vieillir, je demande aux participants de nommer leurs peurs. Cela permet de voir des perspectives différentes. Prenons la peur de la dépendance : en parlant de l’expérience des uns et des autres, on s’aperçoit au fond que la dépendance n’est pas une catastrophe. En effet, certaines personnes vivent bien leur dépendance. D’abord, elles l’acceptent ; ensuite, elles se laissent soigner avec grâce par les autres, elles accueillent celui qui vient les soigner. Dans la dépendance, il y a un échange très profond entre celui qui est dépendant et celui qui s’occupe de lui. Entendre ce type d’expériences permet de relativiser : au fond, la dépendance est une expérience de la vie, ce n’est pas une catastrophe. Il y a des personnes qui, dans la dernière phase de leur vie, retrouvent cette joie de l’abandon confiant à l’autre. Bien sûr, cela pose la question de savoir comment l’on prend soin d’une personne vulnérable, car si on est dans des mains maltraitantes, retrouver ce plaisir est impossible.

Au fil de notre conversation, la psychologue avait aussi parlé d’une autre peur liée au vieillissement :

La peur de la solitude.

« Il faut veiller à la distinguer de celle de l’isolement. Je crois que l’isolement commence quand on refuse d’être seul et qu’on se replie sur soi. En vieillissant, une personne âgée aura à vivre de plus en plus d’expériences seule. Si elle est « bien » avec elle-même, si elle a développé une vie intérieure, elle ne se sentira pas seule. Il y beaucoup de personnes âgées qui ne se sentent pas seules car elles prient pour ceux qu’elles aiment. Si vous n’avez pas de vie intérieure, si tout est lié à l’extériorité, en vieillissant, vous serez de plus en plus malheureux. Le problème de la solitude et de l’isolement, c’est le problème de se sentir relié avec les autres, avec le monde. Cette question peut être résolue beaucoup plus tôt, en apprenant à avoir des moments de solitude, au lieu d’être toujours dans l’agitation. »

Au terme de cet échange passionnant, Marie de Hennezel était revenue sur une idée qu’elle développait dans l’un de ses livres :

Une vieillesse heureuse résulte d’un travail sur soi.

« En premier lieu, il faut accepter d’être mortel. Les personnes qui ont peur de la mort, sans avoir conscience que nos vies vont vers elle, sont très fragiles. Vivre avec la conscience de notre mortalité amène forcément à se mettre le plus en paix possible dans sa vie. Dans ce travail, on se rend compte qu’il y a beaucoup de valises lourdes que l’on porte, liées au passé. Je les appelle les trois « R » : regrets, remords, rancunes. En vieillissant, on ne peut pas faire l’économie d’une sorte de ménage dans sa vie. Quand on l’a fait, on se sent plus léger, on a une liberté nouvelle. Donc plus tôt on le fait, mieux c’est ! Beaucoup de mes collègues psychanalystes voient de plus en plus de personnes d’une soixantaine d’années venir à eux pour faire une sorte de « bilan »  de leur vie. Une personne m’a confié qu’elle était partie marcher sur les chemins de Saint Jacques de Compostelle. Son objectif était de « revisiter » sa vie, d’essayer d’apaiser les chagrins, de pardonner. Ce genre de démarche me semble indispensable : quand on vieillit avec trop de choses non réglées, on est sur la mauvaise pente. En effet, quand on vieillit, ces valises deviennent de plus en plus lourdes à porter car on se trouve de plus en plus seul face à soi-même. Cette accumulation aboutit à une image terrible de la vieillesse, celle de personnes âgées qui ne cessent de se plaindre et de récriminer. »

Elle m’avait alors expliqué que pour éviter de mal vieillir, il faut “travailler sur son ombre”.

« L’ombre est un concept jungien qui désigne tout ce que l’on a refoulé : les regrets, les remords, mais aussi l’agressivité, la colère. Il faut faire sortir ses colères car si on ne s’y confronte pas assez tôt, elles ressortiront plus tard en prenant des allures de délire. C’est ainsi qu’une personne très âgée peut changer de caractère du jour au lendemain. Il faut aussi travailler sur ses désirs, car il peut y avoir des choses enfouies très profondément. Par exemple, il y a des personnes qui, à la fin de leur vie, ont un immense besoin d’affection et de tendresse. Cela peut être très déroutant pour les enfants qui n’ont pas été habitués à cela chez leur parent. En travaillant assez tôt sur cette ombre, en reconnaissant qu’on n’a pas fait assez de place à la tendresse dans sa vie, cela n’explosera pas tout d’un coup. »



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Cet article a été écrit par :
Anna Latron

Journaliste de formation, Anna Latron collabore à plusieurs magazines, sites et radios avant de devenir rédactrice en chef du site Fabuleuses au foyer et collaboratrice d’Hélène Bonhomme au sein du programme de formation continue Le Village. Mariée à son Fabuleux depuis 10 ans, elle est la maman de deux garçons dont Alexis, atteint d’un trouble du spectre de l’autisme.

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