Divers

Tous les deuils de nos vies

Partager
l'article sur


Rebecca Dernelle-Fischer

« J’ai perdu ma boussole »

Ces mots, c’est une maman aidante qui les prononce. Elle est face à la caméra de son téléphone, elle explique comment la mort de son fils porteur d’un polyhandicap la bouscule, la propulse dans une vie différente. Je m’arrête, je l’écoute. Elle dit que depuis qu’il est parti, elle respire autrement et qu’elle s’en sent coupable. Il y a tant de choses qu’elle ne doit plus faire, organiser, elle a du temps. Alors oui, elle souffre, mais elle souffle aussi. 

Sa thérapeute lui a bien dit qu’elle avait le droit de penser que le quotidien est plus facile sans son fils, que cela ne retire rien à la véracité de son amour, de son engagement, de tout ce qu’elle a fait pour lui et avec lui. Les émotions semblent contradictoires, elles cohabitent mais surtout, depuis que son enfant n’est plus là, elle se sent perdue. « Je n’ai plus de boussole, j’ai perdu mon sens de l’orientation » dit-elle, et moi, qui entends ce qu’elle dit, je pense à notre communauté de fabuleuses aidantes, à nous.

Comme beaucoup d’entre nous, cette maman a vécu un immense changement quand elle est devenue aidante de son propre fils. Un quotidien rythmé par des soins, des rendez-vous médicaux, la prise en charge de la personne aidée. Les repères de nos journées, des semaines et des années s’y adaptent toujours de nouveau. Les « il faut » sont omniprésents, les « à ne pas oublier », les petits gestes du quotidien nécessaires et essentiels remplissent nos calendriers chargés.

Alors quand l’aidé s’en va, quand nous avons à dire « au revoir », « je t’aime », « merci » une toute dernière fois, c’est tout notre équilibre qui s’effondre. Que reste-t-il de nos gestes quotidiens, de nos réflexes, de notre vie d’aidant ? Comment organiser les journées, la vie ? Comment retrouver le sens, la force d’avancer ?

« J’ai perdu ma boussole, mon orientation, j’ai perdu ce qui me montrait ce que je devais faire ».

Cette maman parle non seulement du deuil de son fils mais aussi du deuil de sa vie d’aidante. « Qui suis-je ? Quel est mon but ? Comment vivre cette vie ? » Tous ces deuils ! J’ai parfois l’impression que la vie de fabuleuse aidante est parsemée de deuils. Comme si deuil et aidance avançaient côte à côte. Mais peut-être que je me trompe, peut-être que c’est tout simplement la vie et le deuil qui marchent main dans la main. Le deuil de ce qui ne sera pas, le deuil de qui nous aurions aimé être, le deuil d’un quotidien normal, le deuil d’un style de vie,… oui, le deuil est omniprésent dans notre vie. Il est comme les vagues de la mer du nord, parfois fortes et bouleversantes, parfois douces. Les marées se suivent, les vagues roulent à notre encontre et nous nageons comme nous le pouvons, nous nous adaptons, parfois la vie est facile, parfois elle nous donne du fil à retordre et parfois les deuils nous font boire la tasse.

Car tel est le message que cette maman nous partage « un jour, son rôle d’aidante est devenu sa normalité, sa boussole.» Et maintenant, elle doit retrouver ses propres repères, vivre avec le manque et la tristesse mais vivre quand même. Continuer, laisser l’immense fatigue accumulée se résorber, chérir ce qui a été, se pardonner des ratés en chemin, faire le deuil de ce qui n’est plus mais vivre, souffler, oser avancer malgré tout.

Le deuil nous pousse à cela, on ne le traverse pas de bout en bout. Il n’est jamais vraiment fini, il nous accompagne au quotidien. Il est présent bien avant que la mort n’ait frappé. Il est là lorsque la personne que nous aimons change de plus en plus, il est là quand nous ne pouvons plus vivre comme avant, il est là quand les symptômes s’aggravent. Il y a tant de deuils sur le chemin des aidants. Comme une pente glissante, quand la maladie nous vole petit à petit tout ce que l’autre est et a été. Tous ces mini deuils, ces vagues qui semblent nous noyer, qui nous bousculent et nous brisent toujours un peu. Comme un troupeau d’éléphants dans un magasin de porcelaine, nos petits vases de Chine qui s’écrasent avec fracas sur le sol.

Car oui, le deuil fait bien partie de nos vies. Alors, ma chère fabuleuse aidante, rien ne sert de vouloir l’effacer, l’ignorer, l’esquiver, il te rattrapera toujours à un moment où à un autre. Le deuil sera toujours présent dans nos vies. Mais nous pouvons lui parler, lui donner une place, lui dire gentiment « je sais que tu es là, j’entends tes cris, tes murmures, ton envie que tout s’arrête. Je comprends, tu as le droit d’être là et je veux bien te laisser de la place pour que tu t’exprimes mais parfois, j’ai besoin de répit. J’ai envie de me rappeler du beau, de ce qui va bien, de la vie,… regarde, nous avançons ensemble, écoute, la vie est encore là, on va s’adapter, on va oser aimer, oser vivre, oser respirer profondément, savourer ce qu’il nous reste, ce qui nous entoure, ce qui nous fait encore sourire.»

Tu sais, tous ces petits moments sont précieux, même ceux qui sont pétris de la douleur du deuil. Et tous ces gestes que tu poses, tout cet amour que tu oses donner, cette vie qui est la tienne sont la richesse de notre humanité, une humanité pétrie d’imperfection.

On pourrait croire que seuls les gens importants, indépendants, riches, talentueux, laissent des traces indélébiles dans nos sociétés, dans nos livres d’histoires, dans nos vies mais ce serait bien se tromper. Car ce qui compte au fond n’est ni le nombre de jours qui sont vécus, ni les forces dont on fait preuve, mais ce sont bien les petits gestes uniques que nous posons dans nos vies, la tonalité de qui nous sommes, le cadeau que nous donnons d’être passé par ici-bas. C’est ce que cette maman a appris au travers de la vie de son fils porteur de polyhandicap. Et cela, tant de proches aidants pourront le confirmer : peu importe la maladie, les deuils parsemés sur nos chemins, peu importe les capacités ou le nombre des jours qui sont accordés, nos aidés deviennent nos boussoles, leur vie enrichisse la nôtre, ils nous apprennent à aimer et ils nous donnent bien plus que ce que nous pouvions imaginer. Alors quand ils partent, nous perdons nos repères, nous souffrons mais nous sommes à tout jamais changés, enrichis de ce que nous avons vécu et partagé avec eux : la vie et le deuil main dans la main.

« Le deuil, comme toute épreuve, ne se réussit ni ne se soigne. Il se vit. Et vivre la peine, c’est la seule façon d’être aussi capable de vivre la joie. » – Anne-Dauphine Julliand, « Consolation » p.107



Partager
l'article sur


Cet article a été écrit par :
Rebecca Dernelle-Fischer

Psychologue d’origine belge, Rebecca Dernelle-Fischer est installée en Allemagne avec son mari et ses trois filles. Après avoir accompagné de nombreuses personnes handicapées, Rebecca est aujourd’hui la maman adoptive de Pia, une petite fille porteuse de trisomie 21.
https://dernelle-fischer.de/

Articles similaires

Divers

« J’ai beaucoup souffert de maux qui ne me sont jamais arrivés »

Inquiétude quand tu nous tiens ! Tu le connais, chère Fabuleuse, ce petit vélo dans la tête qui mouline à 100…

Divers

4 hormones à utiliser sans modération

Chère Fabuleuse, J’espère que ton année débute de façon douce et non sur les chapeaux de roue comme cela peut…

un endroit pour soi

Divers

Un endroit à toi toute seule

Après des travaux d’aménagement destinés à faciliter l’accès de ton proche aidé à la maison, les palettes qui stockaient ce…