Chère Fabuleuse aidante,
Toi qui partages le quotidien de ce proche fragilisé par la maladie, le handicap, la dépendance, toi qui inlassablement accompagnes, soulages, encourages, peut-être portes-tu aussi un autre poids : celui du secret.
Ton aidé peut choisir de révéler ou non à ses proches ce qu’il sait de sa maladie ou handicap. Mais il arrive aussi que ce soit toi, la Fabuleuse aidante, qui soit la détentrice d’un secret médical sur ton aidé. Tu as pu chercher à obtenir des informations dans son dos, ou enfin les recevoir malgré toi, sans les avoir demandées, en surprenant une conversation, entre les membres du corps médical par exemple.
Lorsque le médecin confie (volontairement ou non) à l’aidante une information grave : annonce d’une maladie incurable, probabilité de séquelles irréversibles, récidive inévitable ou une mort imminente, l’aidante se retrouve face à un dilemme douloureux : doit-elle préserver son proche en taisant la vérité, ou au contraire la partager au risque de bouleverser ses derniers repères ?
Ce secret, souvent imposé ou choisi dans l’urgence, pèse lourdement sur l’équilibre psychique de l’aidante. Car savoir ce que l’autre ignore, c’est entrer dans un rapport asymétrique qui transforme la relation et met à l’épreuve la conscience, l’amour et la loyauté.
Elle sait ce que l’autre ignore ou du moins ne sait pas complètement.
Zaïa se confie : « Quand le médecin m’a dit que la tumeur de mon mari était revenue et qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre, j’ai senti que mes jambes se dérobaient. Lui, à côté, n’avait rien entendu. Il souriait encore en parlant du printemps. J’ai eu l’impression d’être emmurée vivante dans ce secret. Moi, je portais déjà le poids de la fin. À partir de ce jour-là, j’ai commencé à vivre une double vie. Devant lui, je souriais, je faisais semblant que tout allait bien, je l’encourageais à faire des projets. Mais en moi, c’était une tempête. J’avais peur qu’un mot m’échappe, qu’un regard trop triste ne trahisse ce secret. La nuit, je pleurais seule dans la cuisine. Le jour, je faisais semblant. C’est comme si j’étais devenue une actrice malgré moi, condamnée à jouer un rôle permanent. Et ce rôle m’a épuisée. »
Ce décalage crée une tension intérieure.
L’aidante comme Zaïa vit alors dans une vigilance permanente, comme s’il fallait surveiller chaque mot, chaque phrase. Le fait de garder le silence est ressenti comme un mensonge. Elle a du mal à faire la différence : ne pas dire la vérité : est-ce protéger ou tromper ? Elle se retrouve seule, écartelée entre deux fidélités : son aidé et la vérité cachée. Le secret devient alors un poids, un poison qui ronge, occupe l’esprit et empêche de dormir. Cette tension affective est d’autant plus forte que la relation d’aide repose sur la confiance et l’authenticité.
Or, garder un secret, c’est introduire une dissonance. L’aidant peut avoir l’impression de trahir l’intimité même du lien. Le dilemme est d’autant plus douloureux qu’il s’entremêle à l’amour et à la loyauté. Garder un secret, c’est parfois avoir le sentiment de ne plus être totalement vrai dans la relation.
Le silence soulève aussi des questions éthiques :
Faut-il protéger l’aidé de la souffrance en lui épargnant la connaissance de son état, ou respecter sa liberté d’adulte en lui donnant la possibilité de savoir et de choisir ? Parfois, ce sont les proches (conjoints, enfants, fratrie) qui demandent que l’on ne dise rien, pour « ne pas saper le moral ». L’aidante, tiraillée entre des attentes contradictoires, doit composer avec elles. Valérie, aidante en “deuxième ligne” après sa mère, a aussi a vécu ce dilemme :
« Ma mère voulait qu’on ne dise rien à mon père. Elle disait : “Il faut qu’il garde le moral”. Mais moi, je voyais bien qu’il avait le droit de savoir. J’avais l’impression de trahir son intelligence, comme si on le réduisait à un enfant. Je me disais : si j’étais à sa place, j’aimerais qu’on me dise la vérité. Mais en même temps, je voyais la panique de ma mère et j’avais peur de lui faire du mal à elle aussi. Au final, j’ai gardé le secret. Mais jusqu’au bout, je me suis sentie coupable. Coupable de ne pas lui avoir donné le choix, coupable de ne pas l’avoir traité en adulte. C’est une blessure que je porte encore aujourd’hui. »
Un autre élément complexifie la situation : l’aidé lui-même n’est pas toujours dupe.
Parfois il a pu deviner. Les silences du médecin, les chuchotements, la gravité des visages parlent plus que les mots. Certains malades pressentent l’issue, même si personne ne la leur a dite. Et cela est bien sûr vrai pour les enfants. Parfois, l’aidé choisit de ne pas savoir. Faire semblant d’ignorer, c’est aussi une stratégie de survie psychique.
Fermer les yeux permet de continuer à vivre au présent, sans être écrasé par l’avenir. Et parfois encore, il n’imagine pas la gravité. Le décalage entre ce que l’aidé croit et ce que l’aidant sait devient alors vertigineux. Dans ces cas, le secret n’est pas un mur étanche, mais une membrane poreuse. Le non-dit circule, il est présent dans les regards, les silences, les malentendus. Aidant et aidé jouent parfois à une étrange tragico-comédie : chacun fait semblant de croire ce que l’autre laisse entendre. Le secret transforme profondément la relation entre aidant et aidé et forme une barrière invisible.
La relation devient asymétrique.
Les conversations deviennent superficielles. La spontanéité s’amenuise et les tabous se renforcent. Alors qu’avant aidante et aidé se disaient tout, ils parlent désormais de la pluie et du beau temps. Mais plus jamais du cœur des choses. Cela donne l’impression de perdre un peu plus son aidé avant même sa mort. Bien des aidés et des aidants révèlent souffrir de cette distance et de cette abdication de la vérité du lien. Comment aimer pleinement quand la vérité est en partie ou totalement retenue ? L’aidante lutte avec son propre conflit intérieur. Ce fardeau peut l’user, diminuer sa disponibilité affective et fragiliser l’accompagnement. Face à lui, il n’existe pas de solution simple. Chaque situation est unique, façonnée par la personnalité de l’aidé, l’histoire familiale, les valeurs culturelles et religieuses.
Mais quelques pistes peuvent te soulager, toi la Fabuleuse aidante, si tu es confrontée au poids du secret :
- Se rappeler son intention positive : si le secret pèse tant, c’est parce que l’aidant aime, veut protéger, refuse de trahir. Au fond, la question n’est pas seulement : faut-il dire ou taire ? Mais : comment accompagner avec humanité quand on sait ce que l’autre ignore ?
Dans ce chemin délicat, l’aidante avance souvent à tâtons, avec ses maladresses et ses silences. Mais c’est peut-être là que réside la vérité de l’accompagnement : dans cette tension fragile, où l’amour cherche toujours à protéger, même quand les mots manquent
- Revoir régulièrement, à partir de l’annonce d’une maladie grave ou après un accident, le contenu de ses directives anticipées, faites pour protéger le patient, sans figer des situations ni remplacer le dialogue avec le corps médical. La loi de 2016 indique que « toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées pour le cas où elle serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté » et permet de désigner une « personne de confiance ».
- S’appuyer sur les soignants : partager le poids avec l’équipe médicale, demander conseil sur ce qu’il est possible ou non de dire, trouver des mots adaptés.
- Chercher du soutien extérieur : groupes de parole, psychologues, associations d’aidants. Pouvoir exprimer ses doutes et son ambivalence allège le secret.
- Prendre soin de soi : trouver des espaces personnels de respiration.
- Respecter la temporalité : parfois, il ne s’agit pas de tout dire ou de tout taire, mais de trouver le bon moment, la juste mesure, la vérité possible à un instant donné.
Charlotte se confie : « Le jour où j’ai parlé de mon dilemme à la psychologue de l’hôpital, j’ai pleuré comme jamais. Elle m’a dit : “Vous n’avez pas à porter ça seule.” Rien que cette phrase m’a soulagée. Je n’avais plus l’impression de trahir, mais de composer au mieux. Cette phrase m’a bouleversée. J’ai compris que le poids du secret ne devait pas rester uniquement sur mes épaules, que j’avais le droit de demander de l’aide. »
Oui, chère Fabuleuse, tu as le droit de demander de l’aide et te souvenir que tu es entourée.
