Dans mon dernier texte, j’évoquais les 85 % de personnes qui vivent dans des peurs anticipatoires et s’inquiètent — le plus souvent à tort — de “maux qui ne sont jamais arrivés”. Je souhaite ici m’adresser aux 15% restants, celles pour qui le pire arrive ou est arrivé.
Comment fait-on lorsque le pire est arrivé — ce scénario catastrophe que l’on s’était évertué à repousser, quand bien même il nous trottait dans le crâne — pour garder la tête hors de l’eau et même pour conserver sa joie de vivre ? Nous connaissons tous l’adage :
« Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ! »
Mais que reste t-il quand la vie est malmenée, quand il n’y a plus d’espoir de guérison, lorsque la maladie s’annonce incurable, lorsque l’accident entre par déflagration dans notre vie, sans aucun espoir d’un mieux ou encore lorsque la mort est proche ? Comment faire pour accepter l’insupportable inacceptable ?
Comme il est douloureux, ce deuil de l’espoir d’une guérison, d’un retour à une “normalité” ! On voudrait tant repousser loin de soi cette idée de la perte de la santé qui est déjà une forme de deuil, appelée le « deuil blanc ». Cet oxymore signifie qu’il y a, lors de situations de ruptures de vie, des renoncements à accomplir et des changements à effectuer alors que son proche aidé est bien vivant. Le mot deuil est d’ailleurs pour beaucoup un “gros mot”, d’où mon engagement pour apprivoiser cette odyssée qu’est le deuil.
Quand il n’y a plus d’espoir, je crois qu’il nous faut sauter à pieds joints dans l’espérance.
L’écrivain Georges Bernanos nous dit : « L’espérance est un risque à courir. C’est même le risque des risques. L’espérance est la plus grande et plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. »
Il y a des nuits qui semblent ne jamais finir.
Pourtant, l’aurore finit par venir. Toujours. Oui, c’est un combat douloureux ; c’est pourtant le seul que nous puissions mener : oser marcher, pas après pas, dans l’espérance que, même si les choses ne s’arrangeaient pas pour nous et notre proche aidé, ni aujourd’hui ni demain, nous trouverons malgré tout les ressources et les forces pour les affronter. Pas après pas.
Souvent, nous sommes tentés de croire que le retour à la santé est une fin en soi. Que demain ne serait heureux qu’à condition d’obtenir la guérison ou l’atténuation de nos maux. Que la tempête disparaisse à jamais.
Peut-être avons-nous conditionné notre bonheur à l’absence de maux ou de souffrance. Je crois vraiment, sans masochisme ni angélisme, qu’il existe une voie de bonheur malgré nos souffrances, malgré les pires maux.
À partir de l’annonce du diagnostic de SLA (Sclérose Latérale Amyotrophique plus connue sous le nom de maladie de Charcot) de mon mari Léonard en 2010 (il avait 37 ans), nous avions répété régulièrement, comme un leitmotiv, une invitation à vivre le présent, une phrase entendue de la bouche d’un ami avec un accent anglais non dénué de charme :
« J’ai beaucoup souffert de maux qui ne me sont jamais arrivés ».
Cela nous a préservés et permis de garder nos forces pour demain, pour après-demain, à ne pas nous inquiéter à tort. Pendant plusieurs mois, nous nous tenions à cette réalité que cela allait « encore », à cet espoir de faire partie des 10% de patients pour qui, à n’importe quel stade, la maladie cesse d’évoluer,
Et puis… les maux les pires arrivèrent progressivement. Après avoir perdu la mobilité des mains, bras et jambes, Léonard perdit progressivement l’usage de la parole, la déglutition et pour finir le souffle. Les pires maux arrivèrent. Léonard est décédé à 41 ans quand l’aîné de nos quatre enfants n’avait que neuf ans.
Bien sûr, c’est sacrément dur lorsque les maux les pires de la maladie — et parfois même la mort — sont là, et tu pourras le crier sur tous les tons, mais je veux croire et témoigner que le bonheur reste possible MALGRÉ TOUT, à portée de mains, pour chacun. Je veux témoigner que cette « petite fille espérance » décrite par Péguy nous prend alors par la main pour nous emmener vers demain.
Que si la souffrance n’a pas de sens, le chemin qui amène ta transformation, lui, finit par prendre sens.
Ce lendemain, chère Fabuleuse, c’est à toi de le faire chanter, au cœur de ta détresse, car bonheur et épreuve peuvent coexister.
Ce chemin, c’est à toi de l’emprunter.
Dans le consentement à ce qui n’est pas, à ce qui n’est plus, à ce qui est perdu, tu as le pouvoir de dire au revoir, de réapprendre à penser autrement, de déjouer éventuellement des mécanismes de protection, de respirer autrement pour accueillir et libérer tes émotions, pour te focaliser sur ce qui est vivant autour de toi, pour ajouter du vivant en toi. Parfois aussi, le fait d’être accompagnée sera bénéfique et aidant.
De ces pires maux, du bon sortira si tu acceptes de le voir et de te laisser transformer. Peut-être alors qu’un jour tu renonceras à vouloir l’herbe (en apparence plus verte) du voisin parce que tu seras devenue un grand jardinier de la relation avec ton proche et puis surtout avec toi même.
Chère Fabuleuse, c’est ce que je te souhaite.