Enfants extraordinaires

La charge émotionnelle des objets

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Certaines personnes changent pour toujours notre manière d’écouter les détails de notre quotidien.

Il y a 20 ans, c’est ce qui m’est arrivée sur les bancs de l’université catholique de Louvain lorsque notre professeure, Nady Van Broeck*, nous expliquait ce qui lui était arrivé sur le chemin ce matin-là. « Je conduisais tranquillement, rien de particulier ne s’était passé avant de partir mais tout à coup, j’ai ressenti une lourdeur, une immense tristesse m’envahir. J’avais les larmes aux yeux, je pleurais presque. Je me suis demandé ce qui avait pu déclencher une telle réaction quand j’ai réalisé que le la chanson Tears in heaven d’Eric Clapton passait à la radio ». Cette chanson a été écrite par Eric Clapton après le décès accidentel de son fils Conor. Elle poursuit : « C’est une musique que j’ai souvent entendue lors des enterrements de mes petits patients ayant succombé au cancer. Toutes les émotions de ces événements, les deuils des familles, les larmes, étaient logées dans ces notes. Et le simple fait d’entendre cette chanson a fait remonter ces réactions à la surface. »

* Co-auteure avec Jacques Rillaer du livre L’accompagnement psychologique des enfants malades. C’est plutôt un ouvrage destiné aux professionnels de la santé, mais c’est une mine d’informations (à la croisée entre les chemins théoriques et les aspects pratiques de l’accompagnement des enfants malades).

C’est la charge émotionnelle de ce qui nous entoure 

La charge émotionnelle des objets, des odeurs, des bruits, du morceau Tears in heaven et cette histoire était la meilleure manière de nous introduire aux questions de “conditionnement classique”. 

Le conditionnement classique, c’est l’histoire bien connue de Pavlov et des chiens à qui l’on sert à manger tout en faisant tinter une petite clochette et qui, après avoir été exposés plusieurs fois à cet événement, salivent dès que la cloche sonne et avant même que la nourriture ne soit là. Ce conditionnement est valable dans la vie quotidienne, mais aussi dans la prise en charge d’enfants malades. Alors que Nady Van Broeck nous parlait de sa pratique de psychologue en service oncologique pédiatrique, j’engrangeais toutes ces informations sans savoir combien cela m’aiderait dans mon travail. Je la laissais à jamais changer mon regard, ma compréhension, ma lecture des “détails” les plus anodins. 

Je cite encore Nady Van Broeck : « Nous avons longtemps essayé d’améliorer la chimiothérapie pour nos petits patients en leur donnant, en même temps que leurs médicaments, leur glace préférée. Eh bien, ce faisant, nous avons tout simplement gâché leur amour pour cette glace. Parce qu’au lieu de rendre la chimiothérapie plus supportable, c’est le mal-être, les nausées et autres vomissements dus aux médicaments qui avaient envahi le bon goût de leur glace préférée. On a donc fait des essais, réfléchi et maintenant, nous donnons en même temps que la chimio une glace d’une couleur que peu de nos aliments ont. L’association entre la nausée et l’aliment se concentre alors sur cette drôle de glace bleue, par exemple, et ne prive pas à long terme les enfants de leur petit bonheur de glace préférée. » 

Cet effet, ce conditionnement, se retrouve un peu partout dans nos vies. 

C’est par exemple la petite excitation que l’on ressent quand on entend la voiture du livreur s’arrêter devant chez nous et qu’on attend un paquet. C’est l’inconfort qui se manifeste quand on entend le bruit de la fraise de dentiste. C’est la nostalgie qui pointe son nez lorsque nous sentons l’eau de Cologne dont notre grand-mère se badigeonnait le dos pour se rafraîchir. Ce sont les sueurs froides qui nous traversent lorsque nous passons à côté d’un endroit où nous avons eu un accident. 

C’est toute la charge émotionnelle de ce qui nous entoure et dont nous ne remarquons même pas forcément la présence. Ce sont des réactions ancrées très profondément en nous, dont nous ne prenons parfois même pas conscience, des réactions automatiques. Le corps court-circuite notre réflexion rationnelle et nous bouleverse, nous parle, veut nous signaler quelque chose.

C’est ce pyjama à lignes bleues et vertes que votre enfant portait durant son premier séjour à l’hôpital. Peut-être qu’il te suffit de le voir pour qu’un nœud se crée dans ton estomac. 

C’est le bruit d’une assiette qui se casse et qui te fait sursauter et paniquer parce que c’est le son qui a précédé la chute de ton parent malade. 

C’est la sirène de l’ambulance qui glace ton sang. 

L’odeur du désinfectant, l’aspect de la canule de la sonde de ta petite, le bruit du téléphone qui sonne tard le soir, l’heure de la journée, la saison, le tapis dans une chambre, le jouet préféré qui a bercé les nuits d’angoisses à hôpital, la fièvre qui pointe chez ton enfant, une musique, une brosse à cheveux ou encore le rasoir qu’on a utilisé pour raser les cheveux qui tombaient en masse… 

Cela peut-être tant de choses, tant de détails a priori, comme une bombe qui nous explose à la figure alors qu’on ne s’y attendait pas. Et le monde autour de nous qui nous regarde sans comprendre : « Mais, ce n’est rien !  C’est juste un pyjama vert et bleu, n’exagère pas ! Tu es certaine que tu ne surréagis pas ? »

Et la réponse à donner, ce n’est pas « Oh oui, que je suis bête ! » Non ! La réponse, c’est : « Non, ce n’est pas qu’un objet et je n’exagère pas, ce n’est ni un caprice, ni une drôle d’habitude… Cet objet, cette odeur, ce bruit, ce moment me crie à l’oreille, il me parle de mes pires souvenirs, moments vécus, angoisses. Ils disent que rien ne va plus ». En psychologie, nous les appelons des “triggers”, des déclencheurs de traumatismes. 

Ce sont comme des détonateurs,

qui par leur présence (qu’elle soit imaginée ou réelle) vont appuyer sur le gros bouton rouge en nous : ça explose et on est transporté dans un autre moment. Notre corps réagit comme si tous ces souvenirs étaient réels, comme si la menace était actuelle. Parfois, on a des images qui nous reviennent, des voix, des sensations. On est transporté hors de l’ici et du maintenant pour être catapulté dans les ruines des traumatismes vécus. Oui, cela nous arrive aussi, à nous, Fabuleuses aidantes, dont le parcours de vie peut être jonché d’événements traumatiques. Le moment du diagnostic, les crises d’épilepsie, d’angoisse ou de cris de notre enfant ou de notre parent, les transports en ambulance, les nuits passées à veiller la personne en danger de mort, les opérations, les pleurs lors des actes médicaux, l’annonce à la famille, les problèmes financiers, les conflits avec l’administration… : tout cela peut constituer des traumatismes, des coups de marteaux réguliers sur notre système interne. Certaines personnes ne le vivent pas comme un traumatisme, d’autres oui. Et peut-être qu’en me lisant, tu sens déjà ton estomac se retourner et ta tête te dire : « En fait, oui, j’ai l’impression qu’elle parle de moi, je m’y retrouve »

Et voici peut-être ce que j’aimerais t’encourager à faire : te “retrouver”.

Prends le temps de te retrouver, de te poser certaines questions, d’écouter au plus profond de toi tes tripes te dire ce qu’elles ressentent. Tu ne te trompes pas quand tu dis que le pyjama bleu et vert te donne le bourdon, que certains bruits te paniquent, que certains endroits te rendent craintifs. 

Ce sont tes réactions à toi, 

  • Elles ont une logique interne (une logique qui porte tout son sens), 
  • Ecoute tes réactions (comme l’a fait ma prof dans sa voiture), 
  • Interroge tes réactions sans tout suite les juger.

Elles ne sont pas” bêtes”, peut-être qu’elles aimeraient te raconter une histoire, te dire une douleur, une tristesse, un soulagement. Laisse-les parler, laisse-les passer (à leur rythme).

  • Réagis concrètement. 

Peut-être que tu voudrais te débarrasser du pyjama en disant adieu à ce souvenir, ou encore que tu voudrais le garder dans une boîte en reconnaissant que c’était une période difficile mais qu’elle est passée, peut-être voudrais-tu juste garder le pyjama, apprendre à calmer ton corps quand tu le vois, te dire : « Ceci est un objet, il porte en lui un souvenir mais ici et maintenant, tout va bien, je suis à la maison avec la petite, on prend un jour à la fois, ça va aller ». Tu peux mettre ta main sur la partie de ton corps qui réagit, te caresser un peu la joue, te réconforter, tu peux gentiment te balancer de droite à gauche pour stimuler ton sens de l’équilibre, ce qui apaisera ton état d’angoisse, boire un grand verre d’eau, caresser un tissu spécial, tout doux ou rugueux, passer lentement ton doigt sur tes lèvres… Reprends pied dans la réalité actuelle

La bonne nouvelle, parce qu’il y en a une, la voici : 

Autant certains des objets peuvent te faire l’effet d’une bombe qui explose en pleine figure, autant certains peuvent te réchauffer le cœur, te donner un sentiment d’être bien chez toi, d’être entourée, d’avancer. J’ai eu pendant des années un mur d’encouragements dans le couloir de notre petit appartement. Je t’explique le principe : dès que je recevais une carte, un petit mot, que je trouvais une petite phrase qui me faisait du bien, je la fixais au mur à côté des autres. Et, chaque fois que je passais à côté, les mots et images me faisaient un clin d’œil pour me dire : « Tu es aimée, tu n’es pas seule, ça va aller ».

Pourrais-tu aussi imaginer cela ? Te créer un environnement qui te fait du bien et ne pas te juger pour les réactions qui peuvent parfois te paraître exagérées ? Les accepter, les laisser passer et puis les voir repartir. Tu es l’experte de ta vie, fais-toi confiance. Tu es fabuleuse, même quand tu te prends la tête sur ce qui paraît un détail : nous on sait, on sait que ce ne sont pas des détails et que ton histoire est unique. Seul celui l’ayant vécu de l’intérieur est à même de la comprendre. Respect pour toi, chère Fabuleuse aidante.



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Cet article a été écrit par :
Rebecca Dernelle-Fischer

Psychologue d’origine belge, Rebecca Dernelle-Fischer est installée en Allemagne avec son mari et ses trois filles. Après avoir accompagné de nombreuses personnes handicapées, Rebecca est aujourd’hui la maman adoptive de Pia, une petite fille porteuse de trisomie 21.
https://dernelle-fischer.de/

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