Chère Fabuleuse,
Avec cette maladie, ce handicap de ton proche aidé, une déflagration est entrée dans ta vie. C’est non seulement l’épreuve de la souffrance, mais aussi les combats permanents du quotidien pour préserver au maximum les tiens. Que personne ne manque de rien et certainement pas d’amour. Tu te démènes comme une lionne.
Mais quand le soir arrive, peut-être que tu t’écroules.
Tu es sur ton lit, écrasée de fatigue, et parfois aussi tu te sens en état d’épuisement moral. En vérité, certains jours, le poids de cette fatigue n’attend pas le soir pour se faire sentir et te tombe sur la tête comme le soleil de midi. Ah, la grande claque dans la figure ! Sans forcément te prendre pour une wonder woman ou te sentir invincible, tu croyais et tu voulais tout gérer par toi-même. Peut-être avais-tu cette croyance qu’il te faut faire, faire tout, faire tout toute seule, ou encore qu’il est (plus) courageux de faire soi-même, de ne pas faire appel aux autres, de ne rien faire peser sur eux.
Et te voilà rattrapée par un principe de réalité : tu as besoin d’aide, tu n’y arrives plus toute seule. Tu te résignes peu à peu, avec réticence, à faire appel à tes proches, mais quel combat !
Avec la maladie et le handicap, nous sommes confrontés à la dépendance et à nos propres limites.
Mais pourquoi est-ce donc si difficile de se faire aider ?
Nous avons grandi dans l’idée de devenir autonomes, indépendants et cherchons à éduquer nos enfants en ce sens. Dans nos sociétés post-modernes, souvent individualistes, peut-être avons-nous trop érigé l’autonomie en valeur suprême, en nous faisant une gloire de ne rien demander à personne. Surtout ne pas être à charge… Indépendance, indépendance nous serine-t-on depuis l’enfance. Nous avons oublié que l’enfant est certes parfois ou même souvent heureux de faire seul, mais il sait foncièrement que l’adulte est là, sera là pour l’aider. Il a, la plupart du temps, cette foi totale, cette confiance en l’adulte.
Bernanos nous le dit en ces termes :
« C’est du sentiment de sa propre impuissance que l’enfant tire sa joie ».
Et nous autres, adultes, avons oublié ce qu’est l’interdépendance.
Il est parfois dur de donner, il est parfois si dur aussi de recevoir.
Cela t’arrive-t-il aussi à toi, chère Fabuleuse, de te sentir en infériorité si l’on te donne quelque chose — du temps, de l’argent, de l’écoute, une aide matérielle, logistique, un service ?
Peut-être as-tu peur de devenir ainsi l’obligée de celui qui donne ? Que te faudra-t-il donner ensuite à ton tour ? Ou bien te sens tu infantilisée ? Celui qui donne dévoile-t-il ton sentiment de ne pas savoir, de ne pas être assez, ou encore d’être trop comme ci ou comme ça ?
Chère Fabuleuse, tu as de la valeur, même si tu ne sais pas/ne peux pas tout faire ou tout être. Même si parfois tu as besoin d’aide, ou encore que tu te sens submergée par cette montagne de choses à faire ou par cette vague de détresse. Peut-être des expériences douloureuses du passé, des déceptions, t’ont-elles amenée à penser ainsi. Alors je t’invite à changer de regard et à penser « out of the box ».
Tu peux avoir du mal à demander de l’aide ou à l’accepter par peur de déranger. Cela est arrivé à mon mari Léonard, décédé en 2013 de la maladie de Charcot.
Dans les premiers temps, Léonard* continua de travailler et d’aller parfois déjeuner au bistrot du coin. Pourtant, les chutes dues à la paralysie des membres qui s’installait progressivement devenaient de plus en plus fréquentes et l’envoyaient se faire recoudre aux urgences. Je lui avais bien suggéré de faire appel à des collègues pour aller avec lui ou encore pour se faire livrer des repas au bureau, mais il m’avait répondu : « Non je ne préfère pas, je ne veux pas les déranger ! ». Peut-être était-ce une fausse croyance ? Peut-être avait-il nié à l’autre la capacité de dire non ou avait-il redouté de s’entendre dire non, et alors anticipé ce refus ?
À vrai dire, je ne sais pas.
Ce que je sais, c’est que j’avais explosé de colère, exprimé ma peur et mon stress d’être appelée par les urgences, et j’avais imposé un soutien. Léo avait compris, accepté et à partir de ce moment-là était entré dans une relation aux autres radicalement différente (que tu pourras découvrir dans mon livre).
Parfois aussi, tu n’oses ou refuses de demander cette aide — dont tu as pourtant tant besoin — car tu voudrais que ton proche devine ce que tu vis. Il arrive pourtant que la souffrance, et même la tienne, ne soit pas si visible. Ou que tu prennes soin de la cacher. Parfois encore des proches ne voient pas tes difficultés car ils ne veulent pas voir, de peur d’être dérangés dans leur quotidien et le tourbillon de la vie. Parfois même, au nom du développement personnel, de leur bien-être. Peut-être refuseront-ils de t’aider pour des tas de raisons qui leur appartiendront mais cela vaut le coup de demander. Ah oui, car tu vaux le coup, chère Fabuleuse.
Tu vaux tout l’or du monde !
Nous sommes souvent des funambules qui devons trouver l’équilibre, le juste milieu pour agir en cohérence dans ce monde où tout va si vite. Prendre soin de soi certes ET prendre soin de l’autre aussi. Écouter ses besoins sans que cela ne devienne non plus une tyrannie du soi au détriment de l’autre et des besoins de l’autre et/ou de la relation.
Chère Fabuleuse, je t’invite à faire confiance à l’autre dans la capacité de ton proche à dire non, à agir en toute liberté et vérité. Je t’invite à faire confiance à l’autre en qui tu places une partie de toi en lui ouvrant ton cœur et ta maison.
Et je t’invite à DEMANDER DE L’AIDE. Simplement. Sans fard et sans détour. Parfois tu réfléchiras à une liste de personnes dont tu as envie de recevoir de l’aide. Parfois les propositions ou acceptations d’aide ne se presseront peut-être pas au portillon et tu ne feras pas la fine bouche tant le besoin d’aide sera vital. Quoi qu’il en soit, tu te révèleras dans cette capacité à recevoir. Et celui qui t’aide se révélera aussi dans cette capacité à donner, te donner, se donner. Je t’invite à recevoir cette aide comme un cadeau, un très beau cadeau. Je t’invite à lâcher cette volonté d’être indépendant ou autonome pour entrer dans la relation de l’interdépendance.
« Ce n’est que pour ton amour que les pauvres te pardonneront le pain que tu leur donnes », dit un homme du XVIIe siècle, saint Vincent de Paul dont les œuvres de dons, de générosités furent innombrables.
À chaque fois que quelqu’un nous donne, il met le doigt sur notre pauvreté. Pauvreté de la santé perdue, pauvreté de moyens financiers, matériels ou logistiques…
N’est-on pas tous le pauvre de quelqu’un ? Quelle violence et quel réalisme dans cette phrase de ce saint Vincent de Paul ! Violence liée à cette déflagration de la perte de la santé, de la pauvreté physique, psychologique. Misère de la dépendance. Misère du renoncement, misère de la perte.
Et en même temps (eh oui, encore ce fameux en même temps !), splendeur de permettre à l’autre de se donner voire de se dépasser. De donner le meilleur de lui-même ? De se révéler par ce don.
Splendeur de t’ouvrir à l’autre en lui permettant d’accueillir ta fragilité, splendeur de te laisser regarder, malgré ta pauvreté, ta maison mal rangée, tes cheveux mal coiffés, tes « j’en ai marre » et tes montagnes russes émotionnelles entre colère dévorante et tristesse accablante. Splendeur de te laisser aimer. N’est-ce pas cela qui est si difficile aussi ? Mais difficile ne signifie pas impossible.
Alors chère Fabuleuse, je t’invite à t’interroger avec cette douceur et cette bienveillance que tu souhaites pour les autres et que tu peux t’appliquer à toi-même : celui qui te donne t’envoie-t-il le message suivant « Sans moi, tu ne pourrais rien faire » ? Ou est-il heureux de te donner ? ou un peu des deux ? Se met-il en sauveur et te place-t-il en victime ? Peux-tu lui accorder le crédit de faire de son mieux ? Et comment vas-tu recevoir, voire transformer ce don ? S’il n’agit pas selon tes souhaits, comment peux-tu le lui dire ?
Chère Fabuleuse, veux-tu discerner et demander de l’aide à ton proche ? Nous verrons dans un prochain article quel type d’aide tu pourrais demander.
Veux-tu laisser l’autre prendre sa part de ton fardeau pour te le rendre plus léger ? Et s’il ne la prend pas de lui-même, cette part, veux-tu lui dire que tu attends qu’il te tende la main ?
Et que tu la prendras.
Tu pourras aussi lui chanter avec Grégoire :
« Et si vous ne savez pas quoi faire, montrez moi juste que vous m’aimez. »
* Scène racontée dans Si je ne peux plus marcher, je courrai, éditions Mame, p. 58.