Le mois dernier, mon fils aîné est entré en sixième. Un grand pas pour lui, mais surtout pour moi, finalement ! J’appréhendais beaucoup ce moment, m’inquiétant de son hypersensibilité et de son angoisse présumée face à tant de nouveautés : nouveau bâtiment cinq fois plus grand que son école primaire, nouveau trajet à faire désormais seul, nouveaux camarades de classe, nouvelles matières, nouveaux professeurs… J’imaginais que mon “petit” garçon atypique allait nécessairement se sentir perdu et j’avais envie de me glisser dans son sac-à-dos tout neuf pour le soutenir dans cette épreuve.
Eh bien, contrairement à ces sombres pronostics, mon fils a su faire face.
Certes, il est fatigué et a encore du mal à s’organiser pour les devoirs. Certes, il ne comprend pas encore toutes les attentes de ses professeurs et essuie quelques revers de notation. Mais il ne s’est pas effondré, loin de là, et montre même un plaisir visible à être entré dans la “cour des grands”. Et je me retrouve un peu bête, à m’être inquiétée pour rien… Pour rien, vraiment ? Et si c’était en partie ma sollicitude (un peu exagérée, j’en conviens ^^) qui l’avait justement rassuré pour qu’il ose se risquer à l’extérieur en sachant que je serais là pour lui si besoin ?
Chère Fabuleuse,
Je crois que notre plus grand défi est d’accepter cette élasticité dans notre rôle d’aidante. Le proche que nous accompagnons évolue, tout comme nous, ce qui nous oblige à réajuster régulièrement nos attitudes, dans un sens ou dans l’autre. Certaines choses qui semblaient acquises ne le sont brutalement plus, tandis que d’autres que l’on pensait inatteignables deviennent soudain possibles.
Ces équilibres sont particulièrement remis en question lors de changements importants dans l’environnement :
entrée en institution, modification de traitement médicamenteux, changement d’équipe soignante, bouleversements familiaux… Quels que soient nos efforts, nous ne pouvons pas tout prévoir ni tout aplanir sur le chemin de notre proche. Nous n’avons pas d’autre choix que de lâcher prise sur notre besoin de contrôle et sur notre illusion de toute-puissance. Parfois, cela nous coûte de cruelles déceptions, d’autres fois de fabuleuses surprises.
Une amie m’a récemment confié l’anecdote suivante : « L’été dernier, lors d’un mariage familial, des sachets de bonbons étaient distribués à tous les enfants. Ma fille souffre de la maladie cœliaque, or certains bonbons contiennent du gluten ; j’ai donc dû lui interdire d’en prendre et elle était en larmes… Je m’en veux de ne pas avoir anticipé en apportant des bonbons qu’elle pouvait manger ! » Je suis sûre que si cette amie avait entendu quelqu’un d’autre lui raconter cette histoire, elle aurait été la première à lui répondre qu’elle n’avait rien à se reprocher. Mais elle-même ne pouvait s’empêcher de s’en vouloir pour la peine ressentie par sa fille… Nous avons beau savoir que nous sommes “simplement” humaines, une voix intérieure semble toujours penser que nous sommes des créatures divines supposées tout savoir et pouvoir tout faire.
Voici un passage qui m’a particulièrement marquée dans Les proches aidants pour les nuls, un livre écrit par Marina Al Rubaee et Jean Ruch en partenariat avec Malakoff-Humanis :
« Vous souhaitez alléger les difficultés, la souffrance physique ou morale de votre proche. La tentation est grande de vouloir tout faire, tout assumer pour lui faciliter la vie, la lui rendre plus douce, plus supportable. C’est spontané, cela vient du cœur. Il n’y a rien à redire sur ce principe. Mais cette tentation de faire à la place de l’autre en pensant gagner du temps est un piège : il n’est pas sûr que cela porte ses fruits. Car plus vous en faites, moins vous faites de place à votre proche et moins vous lui donnez la possibilité de se rendre compte de ce dont il est toujours [ou déjà] capable. (…) Le but de votre accompagnement au quotidien n’est pas de vous rendre indispensable à votre proche, mais de vous tenir à ses côtés. »
Oui, je crois que lorsque tout tangue pour ton proche, il est particulièrement précieux de te rappeler que ton principal rôle est de te « tenir à ses côtés ». Tu ne peux pas lui épargner toutes les difficultés auxquelles ses troubles le confrontent.
Tu n’es pas là pour vivre ses douleurs à sa place.
Son histoire lui appartient et ses expériences le construisent, aussi pénibles soient-elles parfois. Il a d’abord et avant tout besoin que tu sois présente, avec toute la souplesse dont tu es capable.
Je sais bien que cet équilibre instable entre aide et autonomie requiert une attitude d’ouverture qui n’est pas du tout évidente au quotidien. J’ai le sentiment que cette agilité de l’aidant devrait d’ailleurs être consacrée discipline olympique ^^ Et tu sais quoi ? Même les athlètes de haut niveau ont parfois des crampes et des courbatures. Ils sont même obligés de déclarer forfait pour certaines compétitions du fait d’une blessure… Alors oui, toi aussi, tu as le droit d’être fatiguée. Tu as le droit par moments de ne pas pouvoir/savoir/vouloir t’étirer suffisamment pour répondre aux nouveaux besoins de ton proche.
Et si tu t’en veux encore de ne pas être à la hauteur, de ne pas être aussi forte et solide que tu le voudrais, je t’invite à relire la fable du chêne et du roseau. Souviens-toi du chêne : il est costaud et ne se laisse ébranler par rien, jusqu’au jour où une tempête le déracine… Quant au roseau, qui n’a d’autre choix que de plier quand le vent souffle, il résiste finalement aux pires assauts. Alors sois fière de tes hauts comme de tes bas, chère Fabuleuse :