deux femmes
Enfants extraordinaires

Elle porte le poids du monde sur ses épaules

Rebecca Dernelle-Fischer 22 janvier 2024
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Elle porte le poids du monde sur les épaules, cette maman aux côtés d’un enfant malade, d’un époux accidenté, de parents vieillissants.

Elle porte le poids du monde sur les épaules, lorsqu’elle sent, jour et nuit, qu’elle doit faire attention, ne rater aucun indice, prendre les bonnes décisions, porter, supporter, vivre, survivre, aimer au-delà de tout et faire attention.

Attention

La personne que tu soignes va-t-elle moins bien ? 

La personne que tu accompagnes a-t-elle besoin de plus de soins ? 

A-t-elle besoin d’un nouveau rendez-vous chez le spécialiste ? 

Faudra-t-il aller de nuit aux urgences encore une fois ?

Elle réfléchit aux changements de régime alimentaire, aux dosages des médicaments, aux papiers à remplir, aux coups de téléphone, aux crises, au quotidien particulier qui s’impose jour après jour, nuit après nuit. Et elle garde la main sur le cœur, le sourire au milieu de la tourmente, 

Pour les rassurer un peu, pour nous rassurer tous un peu.

Oui, elle est bien là, oui, elle restera là, elle n’abandonnera pas, elle ne craquera pas, 

Elle porte le poids du monde sur ses épaules,

et sa joie de vivre se mêle aux longs soupirs de son âme fatiguée, les soucis vissés aux tripes, toujours en alerte et le corps qui s’effrite un peu/beaucoup sous le poids de l’intensité du travail à fournir, tout le temps… sans arrêt, trop souvent, sans répit.

En alerte, elle observe, cherche, analyse, et essaye de ne rien oublier : les listes sont longues, elles n’en finissent pas, il faut attraper tout symptôme au vol, ne pas lui laisser le temps de s’aggraver, lire au fond des yeux de ceux qu’elle aime si la douleur s’est installée, négocier un peu partout pour que la place de l’être aidé ne soit pas oubliée par la société, par les autres… Elle est aux aguets et garde à l’œil la maladie, le handicap, la démence, en espérant qu’ils ne gagnent pas du terrain.

Elle porte le poids du monde sur ses épaules et mène une guerre qu’elle n’a ni choisi ni voulu et dont l’ennemi ne respecte aucune règle du jeu… Il attaque où il veut, quand il veut et elle sait qu’elle ne peut pas baisser les bras, qu’elle ne peut pas abandonner. Elle sait aussi qu’elle n’en peut plus, que c’est si lourd de porter tout ce poids sur ses épaules. 

La vérité, c’est qu’au fond, elle n’est pas certaine de tenir le coup : à un moment, c’est sûr, les forces vont lui manquer, elle le sait, elle s’en effraye, elle le craint.

Et elle se dit : « Qui sera là pour aider, aimer, porter, soigner… ? Qui sera là pour sauver celui, celle, ceux que j’aime au point presque d’y passer ? Quand je n’aurai plus les forces ? »

Au fond de son être, une voix lui murmure : « Si tu craques, tout s’effondre. »

Et cela lui semble tellement vrai : « Il faut que je tienne, il faut que je porte. Il ne faut pas que tout s’effondre, il ne faut pas que je lâche prise, sinon, tous mes efforts jusqu’ici n’auront menés à rien… »

Alors, elle relève la tête,

elle remonte sur le ring et montre au monde entier qu’elle, au moins, elle est assez forte pour porter le poids du monde sur ses épaules, pour survivre à l’adversité, pour voir le beau dans les difficultés, pour aimer au-delà de toute mesure, pour porter jour après jour, nuit après nuit, tout le poids du monde sur ses épaules si frêles.

Et le public applaudit  : « Un problème de résolu ! » Elles gèrent, ces femmes ! Certains les appellent “Mère courage” et rétorquent à tout va : « Moi, je ne pourrais pas faire ce que tu fais ! » Mais ont-elles jamais le choix ?

D’autres les trouvent « trop contrôlantes, trop inquiètes, trop présentes… » Elles devraient penser plus à elles ! Les bons conseils fusent, les regards de pitié aussi, les mains tendues viennent et repartent parfois aussi vite… L’administration y ajoute la paperasse et les groupes pharmaceutiques augmentent les prix des soins si indispensables. Le tout ressemble à un marteau piqueur venant s’enfoncer dans la brèche qui est déjà là et qui renforce régulièrement le sentiment qu’ont ces mamans d’être incomprises, seules et coupables.

Elles sont bien seules pour porter le poids du monde sur leurs épaules, ces mamans.

Et l’enjeu n’est pas mineur. Parfois, elles jonglent avec des urgences vitales. Oui, c’est parfois une question de vie ou de mort de faire attention tout le temps, de ne rien oublier d’important, tout le monde n’a pas droit à l’erreur… Le prix pourrait être très élevé. Bien trop lourd pour des épaules humaines, fatiguées et chargées constamment.

J’ai envie de leur dire : « Tu peux craquer, tout ne s’effondra pas, tu peux prendre soin de tes besoins, ceux des autres viendront après, détends-toi, tout va bien aller. » Mais en ai-je le droit ? En est-il vraiment ainsi ? Avons-nous réellement créé un filet de sécurité qui pourra porter ces mamans efficacement ?

J’aimerais lui dire : 

« Je te vois, tu portes le poids du monde sur tes épaules, fragile et forte tout à la fois. Et de ta vie, de ton quotidien, je ne vois qu’une infime partie, même si j’essaye de m’imaginer, je n’ai aucune idée de ce que c’est que d’être toi. » 

Je pourrais juger sa vie triste et difficile et elle me répondrait peut-être : « Pas triste, mais pas facile. »

Je te dirais que son quotidien doit être frustrant et fatigant et elle rirait en coin : « Tu exagères, parfois frustrant, parfois gratifiant, plus que souvent fatigant. »

Je lui dirais : « Tu peux craquer, tu es humaine, les autres seront là pour aider » et je la verrais faire oui et non de la tête et murmurer « Je craque souvent, je suis humaine, mais je n’ai pas le luxe de m’effondrer. Qui me dit si quelqu’un d’autre sera apte à prendre le relais ? »

Et par respect, je me tairais un instant, j’aurais certainement envie de crier : « Non, mais ce n’est pas vrai, tu te trompes, tu trouverais quelqu’un si tu cherchais ! » Mais la vie m’a appris à faire taire cette voix-là, elle parle juste de mes peurs et pas de sa situation à elle. 

Alors, je laisserais mon silence lui parler. « Je suis désolée, triste. Je suis révoltée même de tout ce poids que tu as à porter, j’aimerais tant que ce soit différent et que toi aussi tu te sentes portée. » 

Dans la trilogie du Seigneur des anneaux, à la fin de son périple, Frodon arrive à peine à atteindre son but, il porte la bague et il est le seul à pouvoir le faire. Et alors que tout espoir semble perdu, son ami Sam, sachant qu’il ne peut porter l’anneau à la place de Frodon, vient lui dire : « Je ne peux le porter pour vous, mais je peux vous porter vous ».

Et il le porte jusqu’au bout. 

Et si nous, commencions vraiment à porter celles qui portent le poids du monde sur leurs épaules ? En les rendant visibles auprès des autorités, en montant au créneau en leur nom, en reconnaissant que notre société ne fonctionne que parce qu’elles sont là, qu’elles tiennent le coup, qu’elles travaillent sans répit ! Pour que le poids du monde ne repose plus seulement sur leurs épaules mais sur nos épaules à tous. 

Elle porte le poids du monde sur ses épaules, cette maman qui prend soin d’un enfant, un frère, des parents, un conjoint, qui soigne, cherche, aide, rit, soupire, lave, nourrit, vit… à leurs côtés. Elle donne un peu, beaucoup, énormément de sa vie pour l’autre, pour les autres, pour nous tous, et pour notre humanité. 

Et je rêve d’une société qui ose dire : « Laissez-nous vous porter un peu ». Je rêve d’un système administratif qui n’enfonce pas encore plus les fabuleux aidants dans un brouillard indescriptible et sous une montagne de papiers à remplir. Je rêve d’un réel soulagement financier pour ces familles qui jonglent entre les factures médicales, les frais du quotidien et les jours de travail manqués pour être là où leur présence est indispensable. Je rêve d’une société qui se remet à freiner pour voir qui elle oublie sur le bord de la route. Qui se questionne vraiment sur la valeur de nos vies, de notre humanité et sur l’importance des mamans qui portent le poids du monde sur leurs épaules. Et qu’elle crée tout autour de ces mamans des filets de sécurités, de soutien, accessibles et efficaces.

Et c’est pour cela que les Fabuleuses aidantes existent.

Pour partager, écouter, porter, aider… sans jugement, sans rajouter au fardeau mais en entrant en dialogue avec ces mamans qui portent le poids du monde sur leurs épaules.



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Cet article a été écrit par :
Rebecca Dernelle-Fischer

Psychologue d’origine belge, Rebecca Dernelle-Fischer est installée en Allemagne avec son mari et ses trois filles. Après avoir accompagné de nombreuses personnes handicapées, Rebecca est aujourd’hui la maman adoptive de Pia, une petite fille porteuse de trisomie 21.
https://dernelle-fischer.de/

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