Cécile est l’aidante de son mari Jérôme, cérébro-lésé depuis un accident de la route qui a vu aussi un de leurs quatre enfants être amputé d’une partie de la jambe droite. Elle a cumulé un temps une double casquette d’aidante en étant aussi celle de son fils, qui aujourd’hui a retrouvé quasiment toute son autonomie, grâce à une prothèse de jambe.
Comme tant d’autres, elle raconte que l’aidance s’est imposée à elle. « Je n’ai eu le choix que de dire oui, par amour pour mes proches ! », dit-elle avec un grand sourire. Elle en a parcouru du chemin, depuis l’accident, avec l’aide de sa famille, de quelques amis et aussi d’une thérapeute.
La première année qui suit l’accident, elle est en mode “pilotage automatique”.
Très “anesthésiée”, Cécile ne ressent pas grand-chose et fuit la confrontation à elle-même. Elle fait des séances d’EMDR bénéfiques pour sortir du traumatisme généré par l’annonce de l’accident et met en place une routine entre son travail et le temps à l‘hôpital, bénéficiant d’une grande aide logistique des proches pour le quotidien. Ses besoins à elle, elle les met en bonne partie de côté pour se consacrer à son mari et à son fils.
Lorsque ces derniers peuvent sortir de l’hôpital, sa souffrance est la plus vive.
Elle a rêvé de leur retour mais rien ne se passe comme prévu. Au bout de deux ans, Cécile souffre beaucoup, comme sa famille, d’un climat très tendu. Elle souhaite des relations apaisées mais a l’impression qu’elle ou l’un des membres de sa famille met de l’huile sur le feu en permanence. Elle écoute une bonne amie qui l’invite à retourner voir sa thérapeute pour une séance en systémie, c’est-à-dire avec tous les membres de sa cellule familiale.
C’est là qu’ils découvrent qu’ils jouent depuis des mois des jeux relationnels inconscients et qu’ils évoluent dans le « triangle dramatique ».
Ce concept élaboré par le psychiatre américain Stephen Karpman en 1968 met en évidence un scénario relationnel typique entre des personnes qui jouent des rôles en portant le masque de la victime, du persécuteur, du sauveur. Ces jeux sont parfois difficiles à repérer tant ils sont ancrés pour certains, comme des réflexes. Les protagonistes alternent les rôles mais pour autant, ont souvent, chacun — et donc probablement toi aussi — une porte d’entrée de prédilection.
Chacun de ces archétypes a besoin des autres pour exister et a des intérêts cachés :
1. La victime
Elle ressemble à Calimero ; elle se dit : « J’ai vraiment pas de chance ». Cette partie de nous se sent impuissante et cherche l’aide des autres tout en s’exonérant de ses responsabilités dans le problème. En maintenant une piètre image d’elle-même, elle se dédouane de s’investir pour changer et laisse les autres s’occuper d’elle. Elle attire et hameçonne le sauveur.
2. Le sauveur
Il ressemble à Zorro ou superwoman et mord à l’hameçon. Le sauveur se met en position “haute”. Chez une aidante, cette posture s’incarne de la manière suivante : elle soigne son image de la Fabuleuse sympa, serviable et compétente. Cette partie d’elle qui joue le sauveur lui permet de se sentir aux antipodes d’une victime et, sous couvert d’altruisme, d’obtenir une expression de reconnaissance et de gratitude. Souvent, elle attend le persécuteur pour justifier son rôle et attend la victime pour pouvoir la sauver.
3. Le persécuteur
Il pourrait ressembler à Gargamel. Ce peut être une personne ou bien une situation: le travail, la maladie, le handicap, la dépendance… C’est la partie de soi qui critique, diminue, dévalorise la victime. Le persécuteur maintient une bonne image de lui-même, fier et puissant. Ce rôle lui permet aussi d’évacuer son propre stress.
Tu ne connaissais pas le concept du triangle dramatique ?
Je vais te le détailler avec un exemple tiré de la famille de Cécile.
Jérémy, 17 ans, porteur d’une prothèse de jambe, galère à la fixer. Assis sur un canapé du salon, il se plaint et lance à qui veut l’entendre : « J’en ai marre, j’y arrive pas et je dois partir dans 10 minutes ». Il se place en position de “victime”.
Cécile, sa mère, mord à l’hameçon : elle arrive en “sauveur” et, sans que Jérémy le lui ait demandé, se met à l’aider à positionner sa prothèse. Elle finit par y arriver maladroitement et s’en énerve : « Enfin Jérémy, je t’ai déjà dit de ne pas t’y prendre à la dernière minute, c’est stressant. Et puis attention, tu abîmes ta prothèse en la jetant comme ça par terre ! » Elle devient alors “persécuteur”. Jérémy lui répond à son tour : « Tu me saoules, toujours à te mêler de ce qui ne te regarde pas ». Il se fait alors “persécuteur”, rejoint par son père Jérôme “persécuteur” de sa femme (et “sauveur” de son fils qui ne lui a pas demandé d’intervenir). En effet, Jérôme saisit cette situation pour déverser son sac et déclare à sa femme : « C’est vrai ça, tu sais toujours mieux que les autres ce qu’ils ont à faire ! » Cécile se met à pleurer et se plaint de ce manque de gratitude envers tout ce qu’elle fait pour son mari et son fils. Elle se met en position de “victime”.
Et les reproches et les sous-entendus vont bon train dans cet imbroglio où nos trois protagonistes jouent aux chaises musicales.
On le voit, un jeu relationnel peut durer seulement quelques minutes.
Ou des années, voire des décennies. Ces rôles se renforcent tant que nous n’en sortons pas. Sans acte de réparation, ils abîment les relations. Et bien sûr, plus les acteurs jouent leurs jeux, plus les rôles se renforcent et plus l’ambiance, ici familiale, s’en ressent (et ce peut être la même chose dans une entreprise ou tout endroit mettant en lien deux personnes).
Pourquoi écrire un article sur ce sujet ?
Parce que, en tant qu’aidante, notre rôle étant d’aider notre proche, nous courons ce risque et/ou cette tentation de se faire le sauveur de nos aidés. Par ailleurs, le sauveur éprouve souvent un sentiment de culpabilité s’il ne peut pas sauver sa victime, sentiment que les aidants connaissent bien. Il est donc renforcé dans le fait de sauver la victime sans que celle-ci le lui ait demandé.
Il nous faut donc, non pas cesser toute relation d’aide mais connaître les mécanismes relationnels et nous interroger sur notre éventuel rôle de prédilection. C’est ce que Cécile a fait, avec sa famille. Et ce fut très efficace.
Je te partage donc ces quelques questions qui pourront aider à aborder plus sainement tes relations familiales comme avec toi-même, ton entourage et les professionnels.
Si tu as tendance à jouer plus souvent le sauveur :
- Ai-je les capacités d’aider cette personne ?
- Est-ce que je le choisis en conscience éclairée après avoir discerné les alternatives possibles (dans ma balance bénéfice/risque, que choisir ?)
- Est-ce que la personne m’a demandé cette aide ?
- Comment puis-je l’aider ? Accepte-t-elle d’être actrice, au moins en partie de la réflexion et mise en œuvre ?
Proposer son aide sans chercher à s’imposer ni résoudre les problèmes des autres est une bonne porte de sortie de ces jeux relationnels.
Si tu as tendance à jouer plus souvent la victime :
- Quel est mon besoin ?
- Qui peut m’aider et comment lui demander cette aide ?
- Avons nous clairement défini les choses en laissant sa part de liberté à chacun dans ce “contrat” ?
Accepter sa vulnérabilité et se mettre en position d’acteur pour mettre en pratique la solution retenue après discernement est une bonne porte de sortie de ces jeux relationnels.
Si tu as tendance à jouer plus souvent le persécuteur :
- Quelle est ma part de responsabilité dans ce problème ?
- Mes critiques portent elles sur des faits ou des personnes ? Ce dernier cas étant de préférence à proscrire. Ai-je exprimé, avec empathie, mon avis à la victime ?
- Est-ce que je recherche un bouc émissaire pour le prendre en faute et me sentir supérieur ?
Exprimer ses besoins sans chercher à punir l’autre est une bonne porte de sortie de ces jeux.
Chère Fabuleuse,
Tu gagneras à t’interroger ainsi sur les moteurs de tes comportements.
Peut-être, comme Cécile et sa famille, te faudra t-il un petit coup de pouce avec un tiers ?
Mais une chose est sûre : quel que soit ton rôle de prédilection, tu es Fabuleuse. Et ça change tout.