Psychologue clinicienne spécialisée auprès des aidants, mère de trois enfants, Céline Martinez partage avec courage son chemin d’aidante auprès de son fils porteur du syndrome de Prader-Willi.
Qui es-tu Céline ?
Je suis Céline Martinez, j’ai 54 ans, je suis mère de trois enfants et psychologue clinicienne, spécialisée dans l’accompagnement des aidants. J’ai été expatriée dès l’enfance à cause du métier de mon père, ingénieur pétrolier maritime. Très jeune, j’ai développé un goût pour la différence. Ce fil rouge m’a menée vers la psychologie, avec un intérêt particulier pour les bébés, les enfants porteurs de troubles ou de handicaps, ceux qui n’ont pas toujours les mots pour dire. Mon histoire est celle d’un double engagement : celui de mon métier, et celui de ma maternité, bouleversée par l’arrivée de mon troisième, mon fils William, un enfant différent, porteur du syndrome de Prader-Willi. Au début, je ne voyais pas vraiment un enfant en William ; mais un syndrome sur pattes. Pendant plusieurs années, c’était ça qui dominait mon regard : un ensemble de symptômes, un diagnostic, un « cas » à gérer. Ce n’était pas facile de le percevoir comme un enfant à part entière, avec sa personnalité, ses émotions, ses besoins au-delà de sa maladie. J’ai mis du temps à le voir comme un enfant, pas seulement comme un porteur de handicap. Il y avait cette exigeance constante, cette frustration, cette difficulté à avancer qui m’aveuglaient parfois. Je me battais pour comprendre ce qu’il était vraiment, derrière le syndrome. Peu à peu, en apprenant à le connaître, en vivant avec lui, j’ai commencé à découvrir ce qu’il avait d’unique, ce qui faisait de lui un enfant, un garçon avec ses forces et ses faiblesses. Ce basculement, ce passage de « syndrome » à « enfant », c’est ce qui a transformé ma manière de l’aimer, de le soutenir, de me battre pour lui. Cela m’a aussi aidée à reprendre confiance en moi comme mère et comme aidante. Mais rien ne m’avait préparée à devenir aidante. Ou du moins, pas de cette manière.
Quand selon toi bascules-tu dans l’aidance ?
J’ai senti très tôt qu’il se passait quelque chose : une grossesse étrangement silencieuse, un bébé qui ne bougeait presque pas. L’accouchement a été déclenché en urgence à cause d’une détresse cardiaque de William. À la naissance, on m’a promis que je pourrais le voir, le toucher, mais il a été emmené immédiatement. Je suis restée trois heures seule, sans nouvelles. Finalement, une pédiatre est venue m’expliquer qu’il avait été réanimé. Deux mois plus tard, le diagnostic tombe : syndrome de Prader-Willi. Ce jour-là, je tombe dans un gouffre. Je deviens aidante sans le savoir, propulsée dans un monde où tout est à apprendre, sans guide, sans filet.
Comment avez-vous vécu cette première période ?
C’est une période de sidération. Mon mari travaille beaucoup, je gère tout, seule, avec deux autres enfants encore jeunes. Je m’occupe de tout : les soins, l’école, les démarches… L’inquiétude, la peur, la vigilance constante deviennent mon quotidien. J’étais seule, sans vraie aide, noyée dans une charge immense entre soins, rééducation, la fratrie, la maison. Je me dissocie, comme si j’étais dans une bulle. Je veux être partout, et c’est impossible. Je menais ma maisonnée comme si j’étais un soldat pour compenser le handicap. Mais à l’intérieur, je m’épuise.
Quand as-tu reconnu que tu étais une aidante ?
Tardivement. Pendant longtemps, je me disais que j’étais juste une mère, une mère investie, avec une formation de psy, capable de tout comprendre. J’ai longtemps nié mon propre rôle d’aidante. Il m’a fallu l’écoute d’une association, des amis, les réseaux sociaux, pour poser ce mot sur ce que je vivais. On m’a dit : « Tu es aidante », et tout a changé. J’ai enfin compris que ce que je vivais n’était pas « normal » mais invisible, épuisant, et digne d’être reconnu.
Quelles ont été les grandes étapes de ton parcours d’aidante ?
Je distingue trois grandes phases.
D’abord, je suis dans la survie sous l’emprise de la maladie : Je suis dans l’urgence, l’action permanente. Je mets en place une organisation béton, mais je brûle mes ressources. Premier burn-out. Puis deuxième. Je n’arrive plus à marcher ni à manger. Je m’effondre. J’ai eu ensuite la période de prise de conscience : grâce à la Fondation Saint Jean de Dieu, je découvre un espace pour souffler. On me propose d’accueillir mon fils le week-end. J’accepte. C’est un tournant. J’entame une psychothérapie. Je comprends que je dois me soigner aussi. Je retrouve des plaisirs simples : le hammam, les balades, le yoga. Je dors. Je ralentis. Je culpabilise moins. Ensuite arrive la reconstruction : j’ouvre mon cabinet de psychologue, je témoigne, je m’investis dans la sensibilisation des aidants. Je fais entendre ma voix. Je deviens actrice de ma propre vie. Je cherche l’équilibre entre mon rôle de mère, de femme, de professionnelle. J’accepte que mon fils entre en établissement. Il a 16 ans, il n’est pas autonome, mais je ne peux pas tout porter. C’est sa vie. Je le laisse respirer, et moi aussi.
Comment te ressources-tu aujourd’hui ?
Je m’accorde le droit de penser à moi. Je pratique la méditation, je vais au hammam, je marche pieds nus dans l’herbe. Je coupe mon téléphone. Je respire. Je m’autorise à dormir toute une journée si j’en ai besoin. J’ai appris à écouter mes besoins, mes limites. Ce n’est pas de la faiblesse. C’est de la sagesse. Ce n’est pas égoïste, c’est vital.
Quelles sont les conséquences de ce parcours sur ta vie personnelle et familiale ?
Elles sont immenses. J’ai mis ma vie professionnelle entre parenthèses. Je n’ai pas de retraite, pas d’autonomie financière. J’ai voulu être un pilier pour tout le monde, et mes enfants aînés en ont souffert. Ils ont vécu des dépressions. J’ai cru qu’ils tiendraient, mais ils avaient besoin qu’on reconnaisse aussi leur douleur. Aujourd’hui, on en parle. Je leur dis : « Tu as le droit de flancher. » On renoue.
Et aujourd’hui ? Où en es-tu ?
Je travaille un jour et demi par semaine, le reste est dédié à la rééducation de William. J’ai accepté qu’il soit accueilli en IME et bientôt en internat. J’écris, j’ai des projets photo, j’ai rouvert mon cabinet, je me sens à nouveau citoyenne. La maladie dicte notre quotidien, mais je crée mon propre mode d’emploi. Je vis plus dans le présent, même si la peur de « que se passera-t-il si je ne suis plus là ? » ne me quitte jamais. Je fais au mieux, un jour après l’autre.
Quel message veux-tu transmettre aux Fabuleuses Aidantes ?
Ne restez pas seule. Allez chercher du soutien. Il existe, même s’il n’est pas toujours à la hauteur. Soyez doux avec vous-mêmes. Trouvez ce qui vous fait du bien, ce qui vous reconnecte à vous. Osez reconnaître ce que vous traversez. L’aidance est rude, mais elle peut aussi être une source de croissance. La vulnérabilité ne nous diminue pas, elle nous rend plus justes, plus humains. Cherchez le fabuleux en vous. Il est là, même quand tout semble noir.
Un mot de la fin ?
Ce que j’ai compris, c’est que cette vie, aussi difficile soit-elle, m’a enrichie. Elle m’a donné une force intérieure, une sagesse, une authenticité. Elle m’a appris à poser mes limites, à faire de la place pour mes émotions, à avancer malgré la peur. Mon fils m’a transformée. J’ai voulu être dans l’action, et aujourd’hui je choisis aussi l’être.