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« Apprends à qualifier tes besoins d’aide »

Marina Al Rubaee 8 juillet 2025
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Axelle Enderlé se dit « citoyenne engagée ». Mère d’une fille en situation de handicap, elle transforme ses épreuves en actions. Avec son association La Pause Brindille, elle brise l’isolement des jeunes aidants partout en France.

Comment veux-tu te présenter ?

Je dis souvent que je suis une citoyenne engagée, quelqu’un qui ne sait pas faire autrement que d’agir. Je ne supporte pas l’idée que les choses restent telles qu’elles si elles ne me semblent pas justes, alors quand elles pourraient être plus simples, plus humaines. J’ai 50 ans, et ce qui me porte, c’est la recherche de solutions. Je suis dans le lien, dans la rencontre, dans l’altérité. J’aime que les opinions se confrontent dans le respect. J’aime dire qu’il y a un seul sommet, mais plein de chemins pour y parvenir. J’aime marcher avec les autres sur leurs chemin.

Et ton chemin d’aidante, justement ?

Il a commencé à la naissance de ma fille Salomé. On a très vite su qu’elle avait un syndrome rare, Cornelia de Lange. Cela implique un trouble cognitif, comportemental et de l’épilepsie. Ma fille a aujourd’hui 14 ans. J’ai reçu son diagnostic alors que je vivais moi-même un cancer. J’ai compris que notre quotidien allait changer radicalement. C’est violent, parce qu’il a été difficile de en même temps prendre soin de moi et m’occuper de mon enfant. Ce qui m’a le plus marquée, c’est la solitude. Celle qui vient du handicap, de la maladie, et du silence des autres. Je sentais que mes amis étaient mal à l’aise face à mes épreuves, comme s’ils craignaient de dire quelque chose de maladroit. Je continuais à les écouter, mais je participais de moins en moins aux conversations. Leurs soucis -de travail, d’amour ou d’organisation des vacances – me semblaient parfois tellement futiles. Très vite, je n’ai plus eu l’énergie, ni la patience. J’ai préféré me retirer, m’isoler un peu. Je manquais d’empathie, et je n’aimais pas ce que l’épuisement faisait de moi.
Au fond, j’avais peut-être simplement besoin qu’on m’autorise à m’effondrer sur une épaule… qu’on m’aide à retirer ce masque, à déposer ce sourire de façade… qu’on vienne me chercher là où j’étais vraiment. Moi aussi, j’avais besoin d’être écoutée. Mais je suis restée silencieuse.

As-tu eu des moments où quelqu’un a su t’aider ?

Oui, un moment m’a profondément marquée. J’avais invité deux couples d’amis. Mais quelques heures avant, j’étais incapable de les recevoir. Je voulais juste dormir. J’ai annulé. Ils sont venus quand même, avec tout préparé. Ils m’ont dit : « On est là, et si tu veux qu’on parte, on part. » Cette soirée m’a fait un bien fou. J’ai pleuré, j’ai ri, j’étais moi. L’amitié, c’est ça. Pas de faux-semblants. Être là, même dans les larmes.

Quels ont été les grands tournants dans ton parcours d’aidante ?

Pendant le confinement, les choses sont devenues extrêmement difficiles. Salomé avait perdu tous ses repères, et ses troubles du comportement se sont aggravés de façon alarmante. Puis, maman est tombée malade : une paralysie supranucléaire progressive. J’ai alors eu l’impression de toucher le fond. Entre-temps, j’avais moi-même développé une maladie chronique invalidante, l’épilepsie de Salomé devenait ingérable, et la distance rendait tout encore plus complexe…
Mais un véritable miracle s’est produit : les aides à domicile, les infirmières, et les amis de maman se sont relayés sans relâche pour l’entourer. Une véritable chaîne d’amour s’est formée autour d’elle. C’est à ce moment-là que j’ai compris la différence entre l’aidance « logistique », tangible, liée à une maladie somatique, et l’aidance plus invisible, informelle, que nécessitent les troubles psychiques.

Quand est tu sentie aidante ?

Lors d’une rencontre avec France Répit, dans le cadre d’un projet que je portais avant La Pause Brindille, quelqu’un m’a posé une question toute simple : « Et vous, comment allez-vous, en tant qu’aidante ? »
Et là, je me suis effondrée. Je ne pensais même pas en être une. Je n’en avais pas pris conscience. Et je n’avais pas réalisé, non plus, à quel point j’allais mal…Cela dit, je n’ai jamais vraiment aimé ce mot « aidante ». Il me donne l’impression d’installer une forme de hiérarchie, de subordination. Or je n’ai jamais considéré ma fille, pas plus que je n’ai considéré ma mère, comme des « aidées ». Mais aujourd’hui, j’utilise malgré tout ce terme, faute d’alternative. Il est générique, compris, reconnu. Et, pour l’instant, la langue française ne m’en offre pas d’autre.

Tu dis parfois te sentir « subissante »… Peux-tu m’en dire plus sur cette impression ? : 

Je pense qu’il faut oser le dire : être aidante, ce n’est pas toujours beau. Ce n’est pas toujours porté par l’amour ou la gratitude, même si j’aime ma fille de tout mon cœur. Il y a des jours où je suis simplement submergée. Aujourd’hui, dans l’état d’épuisement où je me trouve, est-ce que je l’aide vraiment ? Honnêtement… non. Je n’y parviens plus. J’intègre son handicap, ses troubles, en permanence dans ma vie. Je suis en hypervigilance constante, avec cette charge mentale qui ne me quitte jamais – pour éviter qu’elle ne se blesse, ou ne nous mette en danger.
Mais je ne réussis plus à l’accompagner dans ses progrès, à répondre à ses besoins d’adolescente, à contenir sa violence… Si je suis sincère, je me sens plus impuissante que véritablement aidante. Parfois même… je me sens en mode survie. C’était très différent avec maman : ce que je faisais était concret – l’aider pour sa toilette, faire les courses, être un soutien. Et quand je n’étais pas là, quelqu’un pouvait prendre le relais. Mais avec ma fille, il n’y a pas de relais possible. C’est devenu trop lourd, trop complexe. Et nous ne trouvons pas de traitement adapté. Cette impuissance est une vraie souffrance. Elle le ressent aussi profondément. Elle a besoin d’être rassurée, et je ne suis plus en capacité de l’être. Elle voit ma propre maladie évoluer, elle le sait, elle a peur. Et parfois, c’est elle qui devient ma jeune aidante… Le cercle est cruel. Vicieux. Étouffant. Aujourd’hui, je cherche – désespérément -un internat où elle pourrait trouver un cadre stable, des repères, un environnement moins réactif, moins chargé émotionnellement. Un lieu où les changements ne seraient pas des sources constantes de frustration.
J’aimerais que cette séparation nous permette de retisser le lien d’amour. Qu’on se voie moins… mais qu’on se voie mieux. Je m’efforce de croire que ce n’est pas un échec. Que c’est simplement une autre manière de prendre soin.
Je ne veux plus être son aidante impuissante. Je veux redevenir sa maman.

Tu es aussi engagée pour les jeunes aidants. Pourquoi ?

Ma plus grande fille a aujourd’hui 17 ans. Elle aide aussi sa sœur. Un jour, elle m’a dit : « Qu’est-ce que je ferai avec Salomé quand tu seras morte ? Je sais que je vais-je devrais m’occuper d’elle, et je n’aurais pas le droit de vivre ma vie.». Elle avait cinq ans et demi lorsqu’elle m’a posé cette question. Cette phrase m’a bouleversée et ne m’a jamais quittée. Elle est fondatrice de mon combat. Pour elle, j’ai créé l’association La Pause Brindille (https://lapausebrindille.org/), pendant le confinement. C’est une association lyonnaise qui agit à l’échelle nationale. On lutte contre l’isolement des jeunes aidants de 6 à 25 ans, on soutient leur santé mentale, on crée une communauté. On a une ligne d’écoute, des actions collectives, on sensibilise, on soutient le joie de vivre… et surtout, on ne fait rien sans eux. On co-construit. Ce sont eux les experts de leur vécu.

Comment demandes-tu de l’aide ? 

C’est, hélas, très récent. Nous outillons les jeunes aidants pour demander de l’aide, je connaissais donc bien la théorie… mais commencer à 50 ans, ce n’était pas évident. La maladie a fini par m’arrêter net. Un jour, je n’ai tout simplement plus pu avancer. J’ai été hospitalisée du jour au lendemain, pour plusieurs mois.
À ma sortie, j’ai créé un groupe WhatsApp que j’ai nommé « Help for Salomé », dans lequel j’ai invité quelques amis .De temps en temps, j’y poste un message pour demander une aide concrète : faire quelques courses, rester une heure avec Salomé pendant que je me repose, m’accompagner à un rendez-vous, ou juste être là.
De petites choses, en apparence. Mais qui changent absolument tout. J’ai aussi lancé quelques bouteilles à la mer sur Facebook. Et parfois, ce sont des inconnus qui m’ont tendu la main. Avec une bienveillance qui m’a profondément touchée.
Cela m’a permis de comprendre qu’il existe, autour de nous, tant de belles personnes prêtes à donner un peu de leur temps, prêtes à se rendre utiles. Et c’est profondément gratifiant. J’aime moi-même beaucoup aider, quand j’en ai la possibilité. Ça me fait du bien. On pense que l’aide viendra d’abord des proches, de la famille. Mais parfois, ce sont des collègues, des connaissances à peine croisées, qui répondent présents. Et accepter cette aide, c’est tout aussi précieux.
C’est même souvent plus simple qu’on ne l’imagine.

Comment prends-tu soin de toi ?

C’est au contact des autres que je puise ma force. Alors je me force, justement, à sortir de l’isolement. À ne pas laisser le handicap ou la maladie occuper toute la place. La nature est mon refuge. Elle m’apaise profondément. Les forêts, les ruisseaux, l’odeur de la mousse, les champignons… et les lamas.
Avec Salomé, il nous arrive de partir camper avec le troupeau d’une amie. Ces animaux si doux, un peu réservés, sont parmi les rares capables d’apaiser ma fille. J’ai aussi appris, petit à petit, à ne plus lutter contre ce qui ne peut être changé. Ce à quoi l’on résiste, persiste. Le chemin de l’acceptation, aussi difficile soit-il, me ramène vers un certain équilibre. Vers ma force intérieure.

Un conseil à donner aux Fabuleuses aidantes ? 

Apprends à qualifier tes besoins d’aide. Sois claire dans tes demandes : une heure, un jour, une tâche précise. Ces bouleversements dans nos vies modifient tous nos repères, alors n’hésite pas à faire confiance et à accepter les mains tendues, surtout de personnes que tu ne connais pas trop : c’est plus simple, il y a moins d’enjeu. Cela mène souvent à de nouvelles et très belles rencontres. Garde espoir : Il y a toujours quelqu’un, quelque part, prêt à faire un bout de route avec toi. Ne t’oublie pas.



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Cet article a été écrit par :
Marina Al Rubaee

Marina est aidante depuis toujours de ses deux parents atteints de surdité. Aujourd’hui, elle est journaliste et auteure. Elle est à l’origine de Porte Voix, une association qui vise à sensibiliser les entreprises aux problématiques des salariés aidants familiaux. Elle est l’auteure du guide Les aidants familiaux pour les nuls, aux éditions First. 

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