Enfants extraordinaires

À cœur ouvert

Rebecca Dernelle-Fischer 7 octobre 2024
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Chère Fabuleuse,

La journée nationale des aidants est passée, les beaux slogans rangés, les belles intentions des politiciens aussi ; ton quotidien, lui, reste le même et il ressemble souvent au parcours du combattant. Bien loin des médailles promises et d’une vraie visibilité au jour le jour.

La journée est passée, et toi, tu es encore là, ton aidant aussi, le besoin de soutien reste, et peut-être aussi le sentiment d’être bloquée dans un chapitre d’un livre que tu n’as pas choisi.

J’aimerais t’écrire cet article à cœur ouvert, simplement avec mes mots et mon vécu. Alors que j’écris cette phrase, « le chapitre d’un livre que tu n’as pas choisi », une réponse résonne en moi : « Mais toi, Rebecca, tu l’as choisi. Être une maman aidante, tu l’as décidé au moment même où tu demandais explicitement un enfant porteur de trisomie 21 à l’organisme d’adoption. » Pourtant, il m’a fallu plusieurs années pour comprendre que moi aussi, j’étais aidante.

Des années pour oser penser que c’était du travail.

Des années pour le croire et pour le dire, « c’est du boulot quand même ». Oui, avec l’arrivée de cette petite miss adorable, je sortais du parcours de la parentalité “classique” que je connaissais bien. Lors d’une de nos conversations, j’avais expliqué à ma maman que certains jours, je passais 7 heures rien que pour nourrir la petite (elle avait des difficultés à bien fermer sa bouche pour boire, ce qui rendait les sessions biberons assez longues).

Je nageais dans le bonheur et dans la fatigue sans trop réaliser qu’on sortait des normes. Elle était si facile, si belle, un bébé bonheur. Alors oui, il m’a fallu des années pour comprendre que mon quotidien avait pris une intensité particulière. Une intensité que l’on ne saisit vraiment que quand on la vit soi-même. Et pourtant, ce n’est pas que je ne connaissais rien à la trisomie 21. J’avais consacré toute une partie de mes études de psychologie à la thématique du handicap, écrit deux mémoires sur le sujet, travaillé des années auprès de personnes déficientes intellectuelles.

Je n’étais pas “novice” dans le domaine,

mais jamais je n’avais été la maman d’une de ces personnes. En accueillant Pia, je ne devenais ni sa thérapeute, ni sa soignante, ni son éducatrice spécialisée, je devenais sa maman. Je voulais séparer les deux, je disais autour de moi : « Pia n’est pas un projet thérapeutique, c’est juste une enfant qui a besoin d’une famille »

Alors, oui, il m’a fallu des années pour comprendre que j’étais devenue aidante. Et tu sais qui l’a compris avant moi ? Notre assurance santé ! C’était juste après le passage du médecin conseil qui était venu évaluer le « degré de soin nécessaire pour Pia » (ne t’étonne pas si cela ne ressemble pas aux démarches de ton pays, je parle du système allemand). Si je me souviens bien, ils avaient écrit : 

« Chère Madame Dernelle-Fischer,
D’après nos calculs et en fonction du degré de handicap de votre enfant, nous considérons que vous passez 17 heures complètes aux soins de cette dernière, ceci est pris en considération pour… »

Alors que je tenais cette lettre, quelque chose se passait en moi et les larmes ont simplement coulé sur mes joues. C’était la première fois que je lisais noir sur blanc que prendre soin de ma fille était en réalité un travail en soi, un petit mi-temps (sachant que ce ne sont que des évaluations statistiques). 

Si mes larmes ont coulé, c’était parce que ces mots, je n’osais ni les dire ni penser depuis l’arrivée de notre troisième fille. Parce que j’avais choisi ce chapitre particulier de ma vie. Et parce que je n’avais pas envie de me plaindre. L’émotion est encore grande quand je pense aux mots qui finissaient la lettre. « Nous vous remercions du travail, investissement et temps que vous consacrez que représentent les soins attribués à… »

Ces mots standardisés et impersonnels reviennent chaque année sur la lettre que je reçois en tant que « soignante principale de Pia » et ils me touchent à chaque fois. Et dans le dialogue intérieur qui tourne en moi depuis l’arrivée de Pia, une nouvelle voix s’est rajoutée, une voix bienveillante, qui me fait du bien. C’est celle qui interrompt les autres en proclamant :

« Tu es bien aidante et c’est du travail. »  

As-tu aussi ce genre de dialogue intérieur ? Voici celui qui m’a suivi et me suit encore depuis des années :

« Rebecca, tu as voulu une enfant porteuse de trisomie 21, montre au reste du monde que ce n’est pas grave, que ce n’est pas plus de travail que d’élever tes autres enfants. 

Oui, je sais, mais je suis fatiguée, c’est un peu différent quand même.

Ah mais c’est clair, c’est différent en mieux, c’est enrichissant, surtout prouve-leur qu’ils se trompent, que le bonheur est toujours là quand on ouvre bien les yeux.

Mais j’en ai parfois marre, j’aimerais que ça aille plus vite, je cours dans tous les sens pour ses rendez-vous médicaux et thérapeutiques, et encore, je devrais en faire plus.

C’est normal, Rebecca, tu es maman, tous les enfants ont leur propre rythme et eux aussi tombent parfois malades et ont besoin d’aller chez le médecin, ça pourrait être pire.

Je donne tant et personne ne semble voir mes efforts, mes mille et un gestes discrets qui aident la petite. Tout le monde me dit combien elle est facile, mais ils ne savent pas ce que cela veut dire d’être là pour elle au jour le jour.

Et tu ne leur diras pas ! Tu es juste maman, tu as voulu cette enfant, si tu te plains maintenant, ils te diront qu’ils avaient raison, que le handicap ce n’est pas la joie, que tu l’as choisi en connaissance de cause. Ils oublieront de voir tout le beau et toute la richesse que cette petite fille t’a apporté. »

Tu connais aussi ce genre d’argumentation interne ?

Eh bien chez moi, les mots de la lettre mais aussi ceux des autres mamans aidantes, l’existence même des Fabuleuses aidantes, ont créé une révolution. Cette reconnaissance réelle (et aussi financière de la part de l’État allemand et de notre assurance santé), ce « Merci pour ce que vous faites » me donne de la force, m’aide à y voir plus clair. 

Même s’il reste une certaine ambivalence.

La connais-tu aussi ? Cette ambivalence entre le besoin d’être vue et reconnue dans ce rôle particulier d’aidante, tout en ne faisant ni l’objet de pitié, ni l’objet de critiques, ni l’objet de discours remplis de bons conseils. Cette envie que notre entourage nous dise « Chapeau pour ton travail » sans finir la phrase avec un « Moi, je ne pourrais pas ».

Cette envie que les gens ne nous disent pas « Elle parle peu, quand même » mais bien « C’est chouette qu’elle aille partout avec vous, elle s’adapte super bien aux nouvelles situations ». Cette envie que nos proches posent encore plus souvent ces gestes simples du quotidien qui témoignent du fait qu’ils voient aussi ce dont notre aidé à besoin. 

Mais au fond, peu importe que notre entourage, les politiciens ou les médias reconnaissent notre “travail d’aidante” et nous félicitent pour celui-ci. Si nous sommes coincées dans notre ambivalence et nos dialogues intérieurs complexes, si nous nions la réalité de l’effort et la force, la ténacité que cela nous demande au quotidien, si nous balayons du dos de la main tout ce que l’aidance implique avec un « Ben, c’est normal », nous ne nous faisons pas de bien.

Nous devenons sévères envers nous-même, nous croulons sous la culpabilité de ne pas en faire plus parce que nous ne réalisons pas combien nous travaillons déjà au quotidien.

Nous avons besoin de notre propre reconnaissance.

« C’est du travail ». Savoir le voir, sans jugement, sans débattre dans nos têtes si on a le droit ou pas, sans même relativiser, sans se dire qu’il y a pire, sans édulcorer notre quotidien. Nous avons besoin de nous dire à nous-même : « Oui, tu es aidante, c’est la réalité, c’est du travail, du vrai, de la sueur, des larmes, des rires, des milliers de gestes. Bravo, bravo, bravo pour tout ce que tu accomplis avec patience et amour. Bravo, c’est du boulot et tu l’effectues jour après jour fidèlement. Tu peux être fière de toi ! »

Alors que la journée nationale des aidants est passée, voici ce que j’ai envie de te proposer : 

T’organiser une petite journée de l’aidance juste pour toi.

Accorde-toi la reconnaissance pour ce que tu fais ! Écris une bannière qui serait à jamais affichée dans ton cœur (et dans un coin de ta maison peut-être ) et qui dirait : « Je suis fière de toi, tu es une Fabuleuse aidante, ce n’est pas toujours facile, ce n’est pas non plus toujours difficile. Je vois tous ces milliers de petits gestes que tu poses au quotidien et je te dis bravo ! »



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Cet article a été écrit par :
Rebecca Dernelle-Fischer

Psychologue d’origine belge, Rebecca Dernelle-Fischer est installée en Allemagne avec son mari et ses trois filles. Après avoir accompagné de nombreuses personnes handicapées, Rebecca est aujourd’hui la maman adoptive de Pia, une petite fille porteuse de trisomie 21.
https://dernelle-fischer.de/

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