Enfants extraordinaires

« Plus je vais bien, plus mes enfants vont bien »

Marina Al Rubaee 2 septembre 2025
Partager
l'article sur


Maman de trois enfants en situation de handicap, professeure et doctorante, Jamila Lahmar Eytrib a choisi d’avancer. Elle raconte comment l’aidance l’a forgée, révélée, et pourquoi elle veut redonner une voix aux aidants.

Jamila, comment veux-tu te présenter ?

J’ai longtemps eu du mal à trouver les mots pour répondre à cette question. Aujourd’hui, je dirais que je porte plusieurs casquettes : avant tout maman aidante de trois enfants en situation de handicap, mais aussi professeure agrégée d’économie-gestion depuis plus de vingt ans, doctorante en sciences de gestion à l’Université Paris-Saclay, et femme engagée. Mes enfants ont 5, 8 et 12 ans. Tous trois présentent des troubles du neurodéveloppement et des retards psychomoteurs. Rien n’est jamais acquis sans effort, sans stimulation, sans répétition, sans une présence de chaque instant. L’aidance fait désormais partie intégrante de ma vie : je ne l’ai pas choisie, elle s’est imposée à moi.

Quels ont été les moments forts ?

L’annonce du handicap de mon premier enfant a été un véritable choc. J’étais dans le déni. Celle de mon deuxième enfant, suivie d’une hospitalisation qui a duré plusieurs années et qui a mis ma vie entière en suspens. Je passais le voir au centre pédiatrique dès que possible et lorsqu’il avait une permission, il rentrait à la maison pour le week-end et une partie des vacances. Sa chambre a dû être médicalisée, équipée d’une pompe et de tout le matériel d’alimentation. J’ai appris seule à gérer ses repas par gastrostomie et à réaliser l’ensemble de ses soins. Mais j’ai craqué, j’ai beaucoup pleuré. Un jour, à l’hôpital, une autre maman m’a dit : « Vous n’allez pas arrêter de vivre pour autant. » Cette phrase m’a profondément marquée. J’ai alors compris que j’avais un choix : me laisser sombrer ou décider d’avancer. J’ai choisi d’avancer.

Et ton troisième enfant ?

Il est arrivé en 2020. Ce n’était pas prévu. J’ai ressenti une dissonance cognitive. J’étais heureuse, mais aussi angoissée. J’avais peur. Peur de revivre l’annonce, les hospitalisations, l’épuisement. Il a lui aussi la pathologie de ses frères. Mais je l’ai vécu autrement. Il m’a réconciliée avec la maternité. Il a apporté une sorte de paix intérieure et a marqué un tournant. Une forme de guérison. Au moment de sa naissance, son frère est sorti de l’hôpital et l’aîné a fait des progrès fulgurants. C’était un signe d’espoir. L’acceptation. Ce n’est pas une soumission, c’est un positionnement. Mes enfants progressent. Lentement, mais ils progressent.

Et pendant tout ce temps, tu travaillais ?

Oui. J’ai toujours travaillé. J’ai réduit mon temps à 70 % quand mon premier fils a eu besoin de soins réguliers. Je travaillais 15 heures au lieu de 18 heures, ce qui me donnait une demi-journée pour tous les rendez-vous : kiné, psychomotricien, orthophoniste… C’était intense. Mais c’était aussi ma bulle d’oxygène. Travailler m’a sauvée. J’avais besoin de continuer à exister en dehors de l’aidance. Cette intensité a aussi eu un prix : j’ai développé la maladie de Crohn. Mon corps disait stop. J’ai alors compris qu’avancer signifiait aussi apprendre à m’écouter, à me préserver.

Tu as toujours su que tu étais aidante ?

Non. Au début, je disais juste que j’étais maman. Cette prise de conscience est arrivée avec l’hospitalisation de mon deuxième enfant. Il est resté pendant quatre ans à l’hôpital. On avait médicalisé sa chambre pour lui permettre qu’il vienne à la maison, le week-end. Je gérais alors seule, à domicile, les soins : son traitement, son alimentation par pompe d’alimentation artificielle, la surveillance de ses métriques, ses aspirations nasales, ses changements de bouton de gastro, l’installation de sa VNI pour l’aider au sommeil, lui faire ses aérosols pour l’asthme, et même parfois lui ajouter de l’oxygène si besoin… J’ai appris sur le tas, sans formation, en observant une seule fois, puis en improvisant. J’ai compris que je n’étais plus seulement une maman, mais une soignante à domicile, une aidante. Et puis il y a tous ces moments qui ont marqué un tournant :  quand on a refusé l’entrée à l’école ordinaire à mon fils ; quand j’ai dû faire le dossier MDPH.

Tu es aussi doctorante aujourd’hui… Pourquoi fais-tu une thèse sur les compétences des aidants ?

J’ai ressenti le besoin de comprendre ce que je vivais, de mettre des mots et de prendre du recul. À 40 ans, j’ai repris mes études et j’ai choisi de consacrer ma thèse à la valorisation des compétences informelles des aidants. Ce que je faisais au quotidien avec mes enfants, c’était un véritable travail. Plutôt que de créer une association, j’ai voulu légitimer cette parole dans le cadre académique. Derrière les gestes du soin, il y a une expertise, un savoir-faire précieux, transférable et utile non seulement aux familles mais aussi aux organisations et à la société. La littérature existante décrit surtout les aidants sous l’angle de la vulnérabilité, de la fatigue ou de l’isolement.

C’est vrai, mais ce n’est pas toute l’histoire.

Les aidants développent aussi des compétences uniques, des ressources incroyables. Je voulais sortir de l’image du « pauvre aidant » pour montrer la richesse de cette posture et lui redonner sa dignité. Il n’existait presque rien sur ce sujet dans les recherches francophones en sciences de gestion. Cette recherche engagée me permet donc d’apporter une voix nouvelle, fondée sur des preuves scientifiques, et d’être plus influente dans les débats politiques, universitaires ou sociaux. Et, en tant qu’enseignante, obtenir le titre de docteure me donne aussi une reconnaissance académique qui renforce cette légitimité. Aujourd’hui, je revendique cette identité d’aidante. Je la porte dans ma recherche, dans mes actions. J’ai intégré la Stratégie Nationale des Aidants. J’ai répondu à un appel à candidature, et j’ai été retenue pour porter la voix des aidants non affiliés à une association.

Comment arrives-tu à tout concilier aujourd’hui ?

Mon mot d’ordre, c’est « organisation… et beaucoup de cœur ». Quand on est aidante, chaque geste devient stratégique : j’optimise, je regroupe, je limite les déplacements. Passer l’agrégation m’a permis de réduire mon temps de travail, je travaille près de chez moi et j’ai obtenu un aménagement pour terminer mes cours à 16h30, afin d’être là pour mes enfants. Ils sont pris en charge à l’IEM de 7h30 à 17h, avec deux soirs d’internat par semaine. Au début, je culpabilisais… puis j’ai vu qu’ils étaient heureux, et moi plus détendue.

J’ai compris que le répit n’est pas une faiblesse, mais une stratégie de survie.
Mon organisation est millimétrée : lundi et mardi sont consacrés à l’enseignement, mercredi et jeudi à ma thèse et aux cours à l’université. Le vendredi est ma respiration, une journée sans rien programmer : je dors, je récupère, je reprends du souffle, pendant que mon mari prend le relais. Sans cette pause, je ne tiendrais pas. Mon énergie est une ressource rare, que je gère comme un trésor.

Tu es aussi engagée avec des associations ?

Oui, avec TouPI notamment, qui accompagne les familles dans la scolarisation des enfants en situation de handicap. Pour moi, c’est essentiel de partager mon expérience, de créer du lien et de transmettre. Je n’agis pas seulement en tant que maman concernée, mais comme porte-voix : je veux que ce vécu nourrisse les réflexions politiques, scientifiques et humaines. Mon engagement, c’est une manière de transformer l’épreuve en levier collectif.

Et toi, personnellement, qu’est-ce que cette vie t’a appris ?

Avant, j’étais effacée. Discrète. J’avais une petite voix, à peine audible. Je disais oui à tout, je me pliais aux besoins des autres sans interroger les miens. Aujourd’hui, je sais dire non. Je ne m’oublie plus. J’ai compris que je devais exister. Que je n’étais pas qu’un pilier, qu’une ressource pour mes enfants. Je suis une femme, avec mes besoins, mes projets. Et plus je vais bien, plus mes enfants vont bien.

Et maintenant ?

Je tends vers une vie de maman « classique ». On peut enfin se projeter et plus vivre au jour le jour. On part en vacances, on s’autorise des week-ends. J’ai longtemps vécu avec trois tailles de couches, trois valises de matériel, des soins à chaque heure. Aujourd’hui, ça s’allège. Chaque année, un peu plus. On recrée des repères. On apprivoise les lieux, on rend les environnements familiers. On fait du mieux possible.

Quel message aimerais-tu faire passer aux fabuleuses aidantes ?

Une fois les enfants pris en charge et en sécurité, il est essentiel de ne pas s’oublier. Même quelques heures, une journée de répit, pour avoir un moment à soi, un espace pour soi… c’est vital. Ce n’est pas de l’égoïsme, c’est une nécessité. Et surtout, ne laisse jamais le handicap définir toute ta vie. Il en fait partie, oui. Mais il ne doit pas tout envahir. Reste vivante ! Accepte l’aide, de déléguer, et surtout ne culpabilise pas On revient plus disponible, plus forte et cela rejaillit positivement sur toute la famille.

Un mot de la fin ? 

Tu tiens souvent un monde à bout de bras, dans l’ombre, sans pause ni reconnaissance. Mais ce que tu fais est précieux, profondément humain, et mérite d’être vu, entendu, reconnu. Tu n’es pas seule, et ta voix compte. J’aime citer Albert Camus qui dit : « Nul ne sait que certains déploient des efforts immenses simplement pour paraître des êtres ordinaires. »



Partager
l'article sur


Cet article a été écrit par :
Marina Al Rubaee

Marina est aidante depuis toujours de ses deux parents atteints de surdité. Aujourd’hui, elle est journaliste et auteure. Elle est à l’origine de Porte Voix, une association qui vise à sensibiliser les entreprises aux problématiques des salariés aidants familiaux. Elle est l’auteure du guide Les aidants familiaux pour les nuls, aux éditions First. 

Articles similaires

Enfants extraordinaires

« J’ai appris à lâcher prise »

Maman d’un enfant polyhandicapé, Alice Moity a transformé l’épreuve en force. De l’angoisse à la résilience, elle accompagne aujourd’hui les…

Enfants extraordinaires

Céline Martinez : “C’est un voyage particulier, intense”

Psychologue clinicienne spécialisée auprès des aidants, mère de trois enfants, Céline Martinez partage avec courage son chemin d’aidante auprès de…

Enfants extraordinaires

TDAH et neurodiversité : le problème n’est pas ton enfant

«Le problème n’est pas ton enfant », cette phrase résonne dans ma tête alors que j’écoute un des derniers épisodes du…