Maman d’un enfant polyhandicapé, Alice Moity a transformé l’épreuve en force. De l’angoisse à la résilience, elle accompagne aujourd’hui les familles et sensibilise les professionnels pour qu’aucune famille ne porte seule ce combat.
Comment souhaites-tu te présenter ?
Je suis maman de trois enfants, âgés de 19, 18 et 8 ans. Mes fils sont tous très différents. Sacha, mon petit dernier, l’est d’autant plus car il est polyhandicapé, malvoyant mais surtout …super souriant ! Ce sourire est notre force, notre lumière dans les moments difficiles. C’est notre moteur dans notre parentalité différente. Quand nous sommes inquiets, lui continue de sourire, à sa manière, pour nous rappeler de ne pas perdre le nôtre.
Comment a commencé ton parcours d’aidante ?
Je savais ce que c’était que d’être maman, mais je ne savais pas ce que c’était d’être maman d’un enfant prématuré… Tout a basculé à l’échographie du sixième mois, quand un retard de croissance inquiétant a conduit à une césarienne en urgence. Sacha est né à 30 semaines. Nous avons passé onze semaines en réanimation pédiatrique. Ce bébé, si calme, presque trop calme — pas de pleurs, peu d’interactions. Face à mes inquiétudes, on me disait souvent que c’était « juste un enfant fainéant… celui qui s’installera au fond de la classe, près du radiateur ». Mais au fond de moi, je sentais que c’était bien plus que ça. Quelque chose clochait, profondément. Alors, j’ai continué à avancer, pas à pas, dans ce parcours semé d’incertitudes, portée par la conviction intime que Sacha avait besoin de plus que ce qu’on voulait bien voir..
Qu’as-tu observé ?
J’ai toujours ressenti ce décalage, mais ce n’est qu’à six mois qu’un pédiatre a confirmé mes inquiétudes. Les examens, IRM, EEG, stimulations par des professionnels se sont enchainés … L’attente a commencé, et avec lui, l’espoir qu’il rattrape ce retard qui s’accumulait. Mais au bout d’un an et demi, il est devenu évident qu’il ne pourrait rattraper la courbe « normale». Le mot « polyhandicap » est prononcé à ses deux ans, suivi, à ses 7 ans, d’un diagnostic génétique extrêmement rare, unique au monde. Ce fut un bouleversement. Le temps suspendu, l’incertitude et le regard médical parfois froid ont creusé une douleur invisible. Mon mari et moi sommes devenus les piliers l’un de l’autre, et notre famille, notre bulle protectrice.
Comment as-tu vécu cette période ?
C’était un effondrement intérieur. On bascule dans un monde parallèle, sombre, peuplé de personnes dont on ne comprend pas toujours le langage. Le quotidien devient médicalisé, rythmé par les soins, les rendez-vous, l’incertitude. Je me sentais anesthésiée par la douleur et l’épuisement. Nous étions en mode survie. J’ai tiré mon lait jour et nuit pendant sept mois, portant inconsciemment l’espoir de « réparer ma conscience », de soulager ma culpabilité de maman. Je portais la famille à bout de bras. Ce sont les autres qui ont vu mon mal-être avant moi. C’est à ce moment-là que j’ai compris que j’étais une aidante, au-delà de mon rôle de mère.
Qu’est-ce que cela a changé pour toi ?
J’ai appris à faire confiance à mon instinct, mais surtout à Sacha. Je l’ai observé, je me suis adaptée à lui, j’ai appris à le comprendre sans les mots, à son rythme. Nous avons découvert sa cécité bilatérale, accepté la gastrostomie, les corsets, le matériel, les adaptations permanentes, chaque fois plus visibles et contraignantes. Mais surtout, nous avons compris que son handicap n’empêcherait jamais l’amour, bien au contraire. J’ai dû apprendre à écouter mon corps, à respecter mes limites, même si cela a été difficile au début. Pour tenir dans la durée, il fallait aussi prendre soin de moi.
Tu avais déjà une carrière avant ?
Oui, j’étais assistante de direction dans le secteur médico-social. L’écoute et l’accompagnement faisaient déjà partie de mon quotidien. On m’a toujours reconnu mon empathie, ma bienveillance et mon sens aigu de l’observation. Mais rien ne m’avait préparée à ce que j’allais vivre avec Sacha. J’ai arrêté de travailler pendant quatre ans pour m’occuper de lui, une période très intense qui a profondément bouleversé ma vie professionnelle. À mon retour, je n’ai pas retrouvé mon poste, car on me jugeait trop peu disponible et indigne de confiance face aux lourds besoins de mon enfant. L’aidance a eu un impact profond sur mon parcours de vie.
C’est à ce moment-là que tu as repris des études ?
Exactement. À 36 ans, j’ai décidé de reprendre mes études pour obtenir le Diplôme d’État de Conseillère en Économie Sociale Familiale. J’ai participé à des séminaires, croisé théorie et pratique, et approfondi les aspects médicaux, psychologiques et éducatifs du polyhandicap pour ne plus me sentir démunie face aux besoins de Sacha. J’ai ensuite poursuivi avec un diplôme universitaire sur le polyhandicap, où j’ai rédigé un mémoire portant sur l’alliance entre parents et professionnels, en mettant l’accent sur nos parcours de deuil et de résilience.
Et aujourd’hui, qu’es-tu devenue professionnellement ?
Aujourd’hui, je suis pleinement épanouie dans mon métier de chargée de missions en pair-aidance au CESAP et de conseillère en parentalité différente aux Bobos à la Ferme. J’accompagne des familles confrontées au handicap, en leur offrant écoute, conseil et soutien. Mon rôle est de valoriser les aidants, créer du lien, mais surtout rendre visible ce qui est invisible.
Je sensibilise et forme aussi les professionnels pour qu’ils prennent mieux en compte les aidants, car on ne peut pas accompagner un enfant sans considérer son entourage. Le parent est l’expert de son enfant, le professionnel est l’expert du handicap : c’est en croisant ces regards qu’on ouvre le champ des possibles et qu’on construit, ensemble, des accompagnements plus justes et plus humains.
Comment le sport a-t-il trouvé sa place dans ta vie ?
Avec mon mari et mes 2 grands, nous avons refusé que le handicap nous enferme. Sacha adore les sensations, alors nous avons décidé de courir ensemble. Depuis quatre ans, nous participons à des courses avec la team « SA CHAnce », autour de Sacha installé dans sa joëlette, un fauteuil tout-terrain.
Le sport faisait déjà partie de notre vie, mais nous avons appris à l’adapter. Grâce à notre association et au soutien des associations carnavalesques locales, nous avons pu financer l’équipement nécessaire.
Ces moments sont devenus bien plus que du sport : ce sont des instants de joie partagée, d’inclusion, de lien. Courir avec Sacha nous fait un bien fou, à tous. Cela nous (re)donne de l’énergie mais transforme aussi le regard sur le handicap. Sur ces temps-là, on applaudit Sacha, on ne le montre plus du doigt. On arrive à transformer notre parcours en force collective.
Comment vis-tu aujourd’hui ta vie d’aidante ?
Aujourd’hui, je me sens plus forte, plus compétente, plus engagée. Mon parcours d’aidante reste semé d’embûches, mais j’ai trouvé en moi une forme de résilience qui me permet d’avancer, jour après jour.
Les formations que j’ai suivies, les échanges avec d’autres aidants, le soutien de mes proches… Tout cela m’a aidée à me voir autrement : non plus seulement comme une maman aidante, mais comme une aidante experte, capable d’accompagner mon fils Sacha et aussi d’aider d’autres familles dans leur propre parcours.
J’ai commencé par écrire sur les réseaux, pour mettre des mots sur mes maux. L’écriture m’a libérée et j’ai aussi vite compris qu’elle faisait du bien aux autres personnes qui vivaient cette parentalité différente comme moi. C’est ainsi que j’ai naturellement commencé à accompagner d’autres parents via la pair-aidance. Puis j’ai pris la parole en public, micro en main, lors de séminaires, de colloques ou de conférences… Porter cette voix est devenu essentiel pour moi. Ce chemin est difficile : on y perd beaucoup, mais on peut aussi s’y reconstruire. Accepter, comprendre, apprendre à prendre soin de soi… tout cela est fondamental. Il ne faut jamais avoir honte de demander de l’aide, ni de prendre du temps pour soi.
Qu’est-ce que ce parcours t’a véritablement appris ?
Ce parcours m’a appris à danser sous la pluie, malgré les orages.
Sacha est, sans aucun doute, ma plus belle leçon de vie. L’aidance, c’est une véritable école de la vie. J’ai appris à lâcher prise, à arrêter de courir après une normalité qui n’existe pas, à savourer ce qui est là, ici et maintenant, à vivre pleinement le moment présent.
J’ai aussi appris à faire le tri, parfois malgré moi. J’ai perdu des membres de ma famille, des amis qui n’ont pas su ou pas pu comprendre… Mais ceux qui sont restés forment aujourd’hui notre équilibre. Le vrai soutien, c’est celui qui tient malgré les grosses tempêtes. J’ai appris à ne plus juger, à ne plus attendre des autres ce qu’ils ne peuvent pas donner, mais simplement à accepter. Ce parcours m’a transformée, profondément et durablement.
Un dernier mot ?
On devient fabuleuse aidante, non pas parce qu’on est invincible, mais parce qu’on avance, même quand c’est difficile.
Ce que je veux dire c’est que la vie ne s’écroule pas avec le handicap. Oui, elle bouscule, elle change, nous transforme, mais elle offre avant tout de précieux moments de bonheur, des instants d’une intensité rare que je savoure plus que jamais.
Nous, parents, mais aussi les fratries souvent invisibles, avons besoin d’être accompagnés et reconnus pour avancer ensemble et construire du possible.
Prendre soin de l’autre commence par se préserver soi-même. Ce n’est pas être égoïste, ce n’est pas non plus un « luxe », c’est une réelle nécessité.
Parler, partager, dire ses émotions, ses doutes, ses fatigues… c’est en ouvrant la parole qu’on transforme l’isolement en soutien, et qu’on devient acteur de son propre chemin.